Le lendemain tombait le quatrième jour férié de l’automne et la fin de semaine qui marquait le milieu de cette saison.
Comme, dans ce monde, ne se racontaient pas d’histoires telles celle de la Genèse, la plupart des gens travaillaient toute l’année pour se nourrir. À la Cité Sans Hiver, les gens étaient reconnaissants à Roland d’avoir instauré la règle du septième jour non travaillé car qui se plaindrait d’un Seigneur assez bon pour leur permettre de prendre un jour de congé sans que celui-ci ne soit déduit de leur salaire ?
Les réfugiés qui avaient vécu quelques temps à la Cité Sans Hiver étaient si déterminés à s’y installer que même l’annonce par l’Hôtel de Ville de l’arrivée prochaine des Diables ne pouvait réfréner cet élan. Ceux-ci, en effet, étaient insignifiants comparés à la faim et la pauvreté.
Selon le rapport de Barov, le système des jours de repos n’avait guère eu d’impact sur la production et lorsqu’il serait officiellement popularisé, les travailleurs pourraient choisir à leur gré de se reposer, certains préférant travailler les jours de congé afin de gagner plus. Par ailleurs, le commerce avait considérablement augmenté. En fin de semaine, la place centrale était bondée. En plus des marchands locaux, il y avait là des commerçants étrangers qui venaient installer leurs stands le weekend, se réapprovisionnaient durant la semaine en spécialités de la Région de l’Ouest, repartaient chez eux et les revendaient à gros bénéfices.
Depuis la mise en service de bateaux de ciment, les marchandises circulaient beaucoup plus rapidement sur le marché, le cycle étant réduit à quelques semaines seulement. Un an auparavant, ç’aurait été inimaginable. Les nobles et les marchands de l’intérieur du pays, comme par exemple ceux de la Cité Écarlate, qui jusqu’ici ne mangeaient que du poisson conservé dans du vinaigre, séché ou salé, pouvaient désormais voir à leur table du poisson frais réfrigéré en provenance du Port des Eaux Peu Profondes.
Roland avait donc décidé d’organiser les activités telles que les discours importants, les manifestations ou les cérémonies de remises de prix les jours de repos afin de tirer le meilleur parti des habitudes d’achat des gens pour stimuler davantage le commerce. À mesure que les marchandises étaient vendues et les transactions conclues, il pourrait percevoir davantage d’impôts, ce qui ne manquerait pas de compenser les salaires versés durant ces jours de congés.
Ce jour-là était une fin de semaine comme les autres et une journée idéale pour les visiteurs. Le ciel était d’un bleu pur et les dernières chaleurs estivales se mêlaient à la brise fraîche de l’automne. Des quais de la rivière aux remparts côté nord, les rues étaient remplies de gens qui attendaient avec impatience.
Mais cette fois, au lieu d’aller acheter de la bonne viande au Marché de Proximité, ils étaient venus découvrir la nouvelle invention de leur Roi qui allait procéder ce jour aux premiers essais du train, un moyen de transport jamais vu auparavant.
Parmi eux se trouvait Victor. Aussitôt qu’il avait appris la nouvelle par l’Hôtel de Ville, le joaillier de l’ancienne capitale avait aussitôt délégué à ses hommes le soin de conclure l’importante transaction en cours et embarqué la nuit même pour la Cité Sans Hiver.
Victor était certainement parmi les plus impressionnés par les changements survenus dans la Région de l’Ouest au cours des dernières années. Lorsque la Cité Sans Hiver n’était encore qu’une petite ville isolée, il avait rendu visite au Seigneur des lieux et n’en avait gardé que le vague souvenir d’un noble d’âge mûr qui ne cessait de se plaindre de la stérilité de ses terres. Sans les belles pierres qu’il pouvait s’y procurer, jamais Victor ne se serait déplacé au-delà de la Forteresse de Longsong.
À chaque fois que le bijoutier se rendait dans cette petite ville frontalière, c’est-à-dire une fois par an, elle était toujours dans le même état de délabrement que l’année précédente. Mais depuis que Roland Wimbledon avait annoncé sa décision de fonder une vraie ville à cet endroit, il y venait au moins une fois par mois et ce depuis trois ans.
À ses yeux, la Région de l’Ouest était devenue un tout autre monde où le temps passait très vite, une journée correspondant à un mois de progrès et ces mois devenant des années. Il se demandait comment la Cité Sans Hiver avait pu changer autant en si peu de temps.
Victor entra dans une taverne donnant sur la rue dont le propriétaire vint immédiatement l’accueillir :
– « Comme j’étais certain que vous viendriez, je vous ai réservé une table au second étage, près de la fenêtre. »
– « Conduisez-moi », dit-il en jetant à l’homme un Royal d’argent.
– « Très bien. Suivez-moi je vous prie. »
Habitué de cette taverne, le bijoutier n’était pas obligé de rester dans les rues au milieu de la foule. Certes il y avait du monde au second étage, mais au moins aurait-il une meilleure vue.
Autour de lui, les gens parlaient avec animation de l’évènement qui allait avoir lieu.
– « Le train va passer dans cette rue étroite ? C’est bien trop loin de la place et des quartiers résidentiels. »
– Ça une rue ? Ignare! On appelle cela un chemin de fer et c’est ce qu’on utilise dans le secteur minier », répondit en riant un client. « Étant donné qu’il n’est pas destiné aux hommes, mieux valait le construire dans un endroit moins peuplé. Le prendriez-vous pour un wagon ? »
– « Vous voulez parler de ce véhicule utilisé à la mine de la Cité D’Argent ? »
– « Oui, il a été fabriqué ici et requiert une machine à vapeur pour fonctionner. »
Victor ne put s’empêcher de prendre part à la discussion.
– « J’ai vu le chariot dont vous parlez. Certes, il a l’avantage de ne pas tenir compte du terrain mais sur un sol plat, autant utiliser des mules. Je doute fort que ce soit ce à quoi vous pensez, sans quoi, jamais l’Hôtel de Ville ne l’aurait qualifié de “moyen de transport de l’époque”.
– « Ce n’est peut-être qu’une farce », murmura un homme.
– « Taisez-vous! » S’écrièrent les clients qui l’entouraient. « Est-ce la première fois que vous venez à la Cité Sans Hiver ? Le Roi n’est pas un fanfaron! »
L’homme, qui visiblement n’était pas convaincu, allait rétorquer lorsque soudain, un sifflement retentit dans le lointain.
– « Il arrive! »
L’ambiance était à son comble. Tous se précipitèrent aux fenêtres, les yeux rivés sur une petite ruelle à proximité des Quartier du Château. Certains étaient même munis de lunettes d’observation.
À son tour, Victor regarda dans la direction d’où venait le son et vit un long et énorme serpent noir émerger lentement de derrière les maisons. Au-dessus des deux roues se trouvait sa “tête” qui ressemblait à un sceau en métal et du sommet de laquelle émanait une fumée grise semblable à celle qui sortait de la machine à vapeur lorsqu’elle était en fonctionnement.
Parallèlement au train circulait, à la même vitesse, un chariot tiré par deux chevaux. On aurait dit que tous deux faisaient la course. Mais comme ce dernier était chargé de minerai, le conducteur devait, en permanence, fouetter les chevaux pour les faire avancer et ce péniblement. Si le moyeu de ses roues n’avait pas été en fer forgé, la charrette se serait déjà effondrée.
À mesure que le train se révélait, Victor sentit ses poils se dresser. Derrière la tête suivaient des chariots quatre à cinq fois plus grands que celui qui voyageait à côté d’eux et chargés chacun d’autant de minerai que n’aurait pu en transporter un voilier par voie fluviale.
Voyant que le train était composé de plusieurs de ces charriots, les spectateurs poussèrent des exclamations admiratives.
– « Quatre!… C’est le quatrième! »
– « Et voilà le cinquième! »
– « Il ne peut tout de même pas y en avoir davantage! »
– « Mon Dieu! En voici un sixième! »
– « Et un septième! »
Semblable à un monstre, la tête du train, derrière laquelle suivaient sept voitures, traversa la clairière devant le château à une vitesse constante.
Victor avait enfin sa réponse. En effet, il y avait une énorme différence entre une machine à vapeur fixée à l’entrée de la mine pour déplacer les chariots et une autre capable de se déplacer de façon libre et autonome et de transporter des marchandises aussi loin que le chemin de fer le permettait.
La capacité du train surpassant celle du transport fluvial, le poids ne serait plus une limitation au transport terrestre et en y mettant tout ce qu’il souhait emporter, Sa majesté aurait tôt fait de vider une ville.
Issu d’une famille de marchands, Victor connaissait l’importance du transport qui expliquait souvent pourquoi la plupart des villes étaient construites près d’une rivière. Ce train, qui allait offrir des possibilités illimitées à la circulation des ressources méritait bien son titre de “moyen de transport de l’époque”.
Un sentiment indescriptible s’empara du bijoutier. Ravi et un peu perdu, il avait l’impression d’être à la fois témoin de l’histoire et abandonné d’elle.
Les Seigneurs d’autres royaumes se noyaient dans les plaisirs mais voyageaient à cheval et à dos de mulet sur des routes pavées de briques et couvertes de boue. Cependant, cela ne les dérangeait pas dans la mesure où ils ignoraient totalement ce qui se passait dans cette ville.
Une pensée traversa soudain l’esprit de Victor : si le futur était arrivé, ce n’était pas le cas partout.