À la question de Tonnerre, Roland ne put s’empêcher de sourire.
Force lui était de constater que l’explorateur comprenait parfaitement la nature des problèmes. Selon les normes de cette époque où tout était fabriqué à la main, tout produit industriel massif atteignait nécessairement un prix astronomique. Cependant, Roland n’avait pas l’intention de le facturer à l’explorateur au prix généralement pratiqué par la construction navale. Ce serait trop professionnel et ne contribuerait certainement pas à favoriser une relation saine et durable.
En fait, le lancement immédiat de deux projets simultanés, le navire en acier et le train, avait été rendu possible grâce, en grande partie, aux nouvelles installations de production d’acier résultant du succès de l’expérience de conversion. L’aciérie, désormais complètement indépendante des sorcières, a créé un cycle vertueux pour une production efficace. L’ensemble du processus de fabrication, qui comprenait la fonte du fer dans le Secteur du Haut Fourneau, la production de charbon de bois dans l’unité de cokéfaction, l’obtention d’acier liquide et la formation de lingots était à présent mécanisé.
Dans toute l’usine, hormis quelques ouvriers, on ne voyait que des machines auxiliaires entraînées par des machines à vapeur et les gouttelettes en suspension se mêlaient aux cendres pour former un brouillard gris spécifique à la Montagne du Versant Nord. Lorsque les gens regardaient vers la Chaîne des Montagnes Infranchissables depuis un endroit surélevé, ils pouvaient voir des nuages gris voiler le flanc de la montagne.
L’aciérie fonctionnant à pleine capacité, la production journalière moyenne dépassait désormais celle, annuelle, de n’importe quelle ville : une base solide pour tous les projets industriels de la Cité Sans Hiver. L’automatisation entraînait des changements radicaux dans tous les domaines, même si peu de gens avaient compris ce que cela représentait.
– « Nous parlerons finances plus tard, mais je vous assure qu’il sera beaucoup moins cher que vous l’imaginez », dit Roland avec un léger sourire. « L’argent n’est pas un problème car, comme je vous l’ai dit, l’exploitation de nouvelles mers est de la plus haute importance pour toute l’humanité et en tant que Roi de Graycastle, j’aimerais prendre part à ce projet. »
– « Votre clairvoyance m’impressionne terriblement », dit Tonnerre. « Rares sont les gens qui seraient prêts à dépenser de l’argent pour quelque chose d’intangible. La Chambre de Commerce des Fjords elle-même est plus encline à explorer de nouvelles routes susceptibles de leur procurer des avantages potentiels. Bien que vous ne participiez pas personnellement à l’exploration, votre ambition dépasse de loin celle de bon nombre d’explorateurs. »
« Pensiez-vous donc que mes paroles, lorsque nous étions dans l’ancienne capitale, n’étaient que pure courtoisie ? » Roland était convaincu que personne plus que lui n’aspirait à explorer le monde et à découvrir le grand secret caché derrière l’origine de la Bataille de la Divine Volonté.
– « Quoi qu’il en soit, puisque nous sommes ici, montons à bord », proposa Roland en souriant. « Je vais vous faire faire le tour du propriétaire. »
– « Avec joie, Votre Majesté! » Répondit Tonnerre.
Roland n’ayant ni référence ni précédent, ce navire en acier regroupait les caractéristiques de différents modèles de navires classiques. Son extrémité avant évoquait un cuirassé avec sa proue légèrement inclinée vers l’extérieur et un éperon sous la ligne de flottaison. La partie centrale du navire avait été élargie afin d’assurer sa stabilité en haute mer et dans des conditions difficiles. Quant à la poupe, elle était plate, comme celle des bateaux modernes. Son poids total s’évaluait à environ 2 500 tonnes.
Roland avait déjà tenté d’intégrer dans sa conception des technologies nouvelles et inhabituelles, telles une étrave à bulbe et un stabilisateur d’aileron afin d’optimiser ses performances. Cependant, le premier devait être conçu séparément en fonction du type de navire et de sa vitesse tandis que le second nécessitait une liaison mécanique complexe pour ajuster son angle. Compte tenu des délais et de l’aspect pratique du projet, il avait dû renoncer, ces recherches dépassant, de toute évidence, les possibilités technologiques de l’époque.
Mais il ne s’agissait pas pour autant d’une version agrandie de la canonnière “Le Roland”. La turbine à vapeur assemblée par Anna seule échappait à la compréhension de Tonnerre et de ses hommes. Par ailleurs, c’était la première fois qu’un téléphone à manivelle était utilisé pour la communication interne, plusieurs lignes reliant la salle de commande, la salle des machines et la tour de guet. Celui-ci fonctionnait beaucoup mieux qu’un tube acoustique intermittent, et malgré les bruits environnants, le capitaine entendait parfaitement les messages transmis de diverses parties du navire.
Il convient également de mentionner que le téléphone à remontage manuel était équipé d’une batterie Mini Aube dont la charge de pouvoir magique était suffisante pour permettre un voyage de longue durée.
– « C’est incroyable », s’exclama Tonnerre depuis la tour spacieuse et lumineuse, la visite terminée. « À mes yeux, cela ne ressemble pas à un bateau mais à un château voguant sur la mer! »
Amusé par la rapidité avec laquelle le marin avait changé d’idée au sujet du navire, Roland Répondit :
– « Alors ? Je ne vous ai pas fait faux bond, n’est-ce pas ? »
– « Non, Majesté, et j’en suis très flatté », dit l’explorateur dont la satisfaction était évidente. « C’est le plus beau navire que j’aie jamais vu de ma vie. Il est encore mieux que je ne l’imaginais, et ce à tous points de vue. Avec lui, je serai le roi de la Mer Tourbillonnante! »
– « Ne tirez pas de conclusion hâtive car en toute honnêteté, je ne connais rien à la construction navale. Pour le moment, ce n’est qu’une machinerie compliquée à laquelle on ne peut pas encore donner le nom de navire. Tout va dépendre de la façon dont elle se comportera lors des prochains tests. Vous devrez me fournir une série des statistiques, dont, entre autres, la vitesse, la stabilité, de combien d’hommes se compose l’équipage, la quantité de nourriture consommée… Si tout va bien, vous pourrez prendre le large pour la Mer des Ombres une fois les Mois des Démons terminés. »
– « Vous… n’y connaissez rien ? » Tonnerre fit claquer sa langue. « Si les vieux artisans des Fjords vous entendaient, ils plongeraient dans la mer par mortification. Ceci dit, si vous êtes capable de construire un tel navire alors que vous n’y connaissez rien, que dire de ce que vous pourriez construire si vous aviez des notions ? »
– « Vous aurez la réponse à cette question demain », répondit mystérieusement Roland. « En attendant, profitez de la fête de ce soir. »
La nuit était tombée et la grande salle du château brillait de mille feux.
Des Pierres de Lumière qui dégageaient une douce lueur avaient remplacé les bougies et la longue table de bois cédé place à une table ronde recouverte d’une nappe blanche. À la place des verres de vin, on pouvait admirer une tour à champagne et des musiciens jouaient du violon. La trésorerie de l’Hôtel de Ville étant bien remplie, le château, rénové, avait pris un tout autre aspect et les réceptions elles-mêmes commençaient à prendre le style fastueux de celles de l’ancienne capitale. La plupart des invités étaient des personnalités de la Cité Sans Hiver et d’autres villes de l’alliance, et comme de coutume, l’Association des Sorcières était présente.
– « L’homme assis aux côtés de Sa Majesté est un explorateur originaire de votre ville natale ? » Demanda Loélia à Foudre en jetant un regard intrigué à l’invité. « Vous ne voulez pas lui parler ? »
– « Je crois savoir qu’il s’appelle Sander Flyingbird, n’est-ce pas ? » La jeune fille haussa les épaules et donna une tranche de champignon grillé au pigeon qui tournoyait au-dessus d’elle. « Si je n’ai jamais entendu parler de lui, c’est qu’il s’agit sans doute d’une personne quelconque, aussi, je n’ai rien à lui dire. Vous ignorez sans doute qu’il y a, dans les Fjords, une multitude d’explorateurs mais la plupart de ces capitaines n’ont effectué que deux ou trois voyages au long court et n’ont même pas connu de forte houle ni d’ouragans. » Elle marqua une courte pause avant de demander : « Au fait, je ne vois pas Lune Mystérieuse. N’a-t-elle pas dit qu’elle voulait faire un concours avec notre Groupe d’Exploration ? »
– « Le chef ne le recevrait pas ainsi s’il s’agissait d’une personne banale comme moi », pensa Loélia en remuant sa queue de loup – « Il a peut-être des informations au sujet de votre père. »
En rejoignant le Groupe d’Exploration, la Princesse, en effet, en avait appris davantage sur les deux autres membres.
– « Entièrement d’accord, Goo! » Intervint Maggie. « Ça ne coûte rien de lui poser la question, Goo! »
– « Puisque vous insistez, je vais aller le saluer », dit Foudre en esquissant un sourire indifférent. « Puisque tu insistes, je vais lui dire bonjour. »