– « Tout est net ? » Demanda Elena à Zoé qui remontait sur le pont.

– « Oui, mais cela m’a pris du temps », répondit la sorcière en essuyant son visage maculé de sang. « Mais heureusement, il ne reste plus trace de rien. »   

– « Qu’allons-nous faire à présent ? » Demanda Betty. « Écrire à Sa Majesté Roland ? »

– « Elena s’en chargera, personnellement, je ne suis guère douée pour résumer. Après tout, Sa Majesté n’a pas pris cela très au sérieux. Il nous a simplement recommandé de prendre tous les moyens nécessaires pour maintenir la stabilité de la situation. Décrivez-lui simplement Alban comme un homme résistant au changement et animé de mauvaises intentions. Mieux valait le tuer. »  

– « C’est la vérité », dit Betty, comme si elle y avait bien réfléchi. « S’il n’avait pas d’intentions perverses, pourquoi aurait-il choisi une ville frontalière proche du Royaume de l’Aube ? »

– « Sa Majesté ne le prend peut-être pas au sérieux, mais il n’en va pas de même pour nous. » Elena s’éclaircit la voix : « Je détaillerai toutes les causes et les effets, notre analyse de base et ce que vous venez de souligner, comme s’il s’agissait du compte rendu d’une réunion à l’Hôtel de Ville. »

– « Vous, je gage que vous espérez des compliments du Roi dans l’espoir de gagner quelques visites supplémentaires dans son Monde des Rêves », dit Zoé en levant les yeux au ciel.  

– « Que… qu’est-ce que vous avez dit ? »

– « Vraiment ? Pourquoi n’y ai-je pas pensé », s’écria Betty qui la regarda pleine d’enthousiasme. « Pourriez-vous m’apprendre à rédiger un rapport officiel ? »

– « Euh… nous verrons », répondit Elena en toussotant. « Le travail d’abord. »

– « Entendu. » Zoé eut un regard taquin : « Mais surtout, ne parlez pas de ce que nous venons de dire dans votre rapport. »  

– « C’est évident. »  Elena fit signe à une groupe d’hommes en robe noire à l’autre bout du pont : « Venez par ici. »

Le plus ancien, soutenu par deux de ses compagnons, s’avança vers les sorcières et s’inclina.

– « Dame Oracle, que puis-je pour vous ? »

– « Si vous avez tenu à me suivre jusqu’ici, je suppose que vous êtes parfaitement prêt, je me trompe ? » Répondit Elena d’un ton sérieux.  

Ce vieil homme n’était autre que Banach Lothar, fondateur des Marchands Noirs et légendaire homme d’affaire de la Cité de Lumière. Si les Sorcières du Châtiment Divin n’avaient pas leur pareil en matière de combat, elles avaient cependant besoin de l’aide de personnes ordinaires pour intercepter Alban en pleine mer et s’assurer qu’aucun lien ne soit établi entre sa mort et Graycastle.  

Aux yeux d’un homme ordinaire, le régicide était un crime inimaginable, surtout s’il s’agissait de mettre fin à toute une lignée royale. Aussi ridicule que cela puisse paraître, même la richesse, aussi importante soit-elle, ne pourrait compenser ce culte de la filiation, comme en témoignaient les épaules tremblantes de Banach. Cependant, le fait qu’il soit disposé à agir malgré tout était la preuve évidente de son ambition.  

– « Oui… Je suis à votre service. »

– « Détendez-vous », répondit Elena, satisfaite, en lui tapotant l’épaule. « Aux yeux des divinités, l’identité des gens ordinaires n’a aucun sens. Il est Roi ? Où est le problème ? Ce n’est rien d’autre qu’un titre. Dites-moi, que comptez-vous faire à présent ? »

– « Je préfèrerais le premier des trois plans que nous avons conçus », répondit Banach, un peu plus détendu. « À mon avis, faire passer cela pour un naufrage est la méthode la plus sûre, d’autant que tous les ans, des dizaines de navires s’échouent ou coulent pour diverses raisons, comme par exemple une tempête, un raz de marée ou autres récifs. De plus, une tempête se prépare sur la mer le long de la frontière et aura lieu d’ici deux jours. Il nous suffit de diriger le navire au large et de percer sa coque, personne ne pourra savoir ce qui s’est passé exactement. »

Il reprit son souffle et ajouta : « Pour ce qui est de simuler le vol par des pirates ou une vengeance de la part d’un noble, je ne suis pas certain que ce soit judicieux.  Même si nous parvenons à détourner les soupçons vers des tierces personnes, ces faits montés de toutes pièces ne résisteront pas à une enquête approfondie. Quand bien même les gens n’y verraient que du feu, les nobles pourraient créer des failles. »

– « Concernant le naufrage, vous pourriez faire disparaître tous les indices ? » Demanda froidement Zoé.  

– « Oui, Madame », répondit Banach, déterminé. « Même si, pour cela, les marins que j’ai emmenés devront disparaître avec le navire. Ce sont les guerriers silencieux formés par les Marchands Noirs pour faire le nettoyage. Les informations ne seront jamais divulguées.  

Elena regarda les deux serviteurs qui le soutenaient :

– « Ceux-ci en font-ils partie ? »

– « Oui. Ils n’entendent ni ne parlent. Il faut utiliser des gestes spécifiques pour leur donner des ordres, c’est pourquoi on les surnomme ainsi. »

« Ils ont dû payer un prix exorbitant… », se dit Elena qui savait à quel point il était difficile de faire d’un sourd-muet un guerrier. Dans le meilleur des cas, le taux de réussite n’était que d’un sur dix, dans la mesure où les stagiaires étaient en bonnes conditions. Mais comment une Chambre de Commerce clandestine avait-elle pu trouver autant de sourds-muets dotés de bonnes dispositions ? Il aurait fallu pour cela qu’ils choisissent leurs hommes en fonction de leur condition et leur fassent prendre des drogues pour leur faire perdre l’usage de la parole et de l’audition.  

Certes, elle se moquait bien de savoir comment les gens ordinaires traitaient leurs semblables. Déjà, à l’époque de l’Union, ils n’avaient jamais cessé d’intimider les plus faibles.

– « Cette fois, j’ai emmené avec moi cinquante guerriers silencieux qui n’obéissent qu’à moi. Ils sont suffisamment nombreux pour s’occuper des marins. Ce plan est donc parfaitement sûr », Dit Banach en s’inclinant.

– « Dans ce cas, mettez-le en application », répondit Elena en regardant Zoé et Betty. « Pour ma part, j’ai encore quelque chose à faire. »  

Le vieil homme d’affaires ravala sa salive :

– « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. »

S’il ne s’agissait que de causer un “accident”, elle n’aurait pas eu à le cacher à Roland. Mais cet ordre venait de Pasha et non du Roi.  

– « C’est très simple. Les Marchands Noirs ayant pris contact avec Rodolphe Quinn, le nouveau Roi de l’Aube, vous ferez mine de les soutenir tandis que vous placerez le plus possibles d’informateurs au sein de son régime pour observer les agissements de la famille Quinn. Comprenez-vous ? »

– « Mais… n’est-il pas un pantin que vous soutenez personnellement ? » Demanda Banach, confus.  

– « Simple précaution. La volonté des gens ordinaires étant particulièrement éphémère, lorsqu’il s’agira de relever le véritable défi, qui nous dit que ce pantin se montrera aussi loyal qu’il est supposé l’être ? » Elena marqua une courte pause avant d’ajouter : « De plus, il ne serait pas judicieux de ne compter que sur une seule famille pour gouverner le Royaume de l’Aube. C’est pourquoi j’attends beaucoup de vos Marchands Noirs.

N’importe quelle personne aspirant au pouvoir se serait montrée particulièrement enthousiaste devant une telle perspective. Mais visiblement, ce n’était pas le cas de Banach :

– « C’est un projet à long terme et je suis le seul à pouvoir le mener à bien, mais comme vous le savez, ma condition physique… »

Elena sortit deux bouteilles qu’elle remit au vieil homme.

– « Tenez, buvez cela lorsque vous ne vous sentirez pas bien. Mais ne prenez pas la seconde avant un mois d’intervalle. Six autres bouteilles de ceci et votre corps sera prêt à changer. »

Une excitation remplie les yeux de Banach. Il prit délicatement les bouteilles et les rangea soigneusement dans ses poches, puis, s’inclinant avec enthousiasme, il dit :

– « Je vous promets que cette mission réussira. »  

– « Faites de votre mieux. Quand ce sera fait, nous ferons de vous un immortel », répondit doucement Elena.