Réveillé par de grands bruits, Otto Luoxi fit un effort pour soulever ses paupières encore lourdes et regarda autour de lui.
Les bougies sur le chandelier étaient presque totalement fondues et la faible lueur des flammes restantes n’était pas suffisante pour éclairer la sombre pièce.
Au départ, comme il ne pouvait discerner le jour de la nuit dans cette cellule souterraine, les bougies étaient son seul repère temporel, les gardes les remplaçant toutes les six heures lorsqu’ils venaient lui apporter à manger.
Mais depuis un certain temps, leur visite se faisait rare, que ce soit pour les bougies ou pour la nourriture. Parfois, la faim le réveillait et il s’apercevait que sa cellule était plongée dans le noir.
Depuis combien de temps était-il enfermé là ? Otto se frotta le front et secoua la tête pour récupérer le peu d’énergie qui lui restait. Privé depuis longtemps de la lumière du jour, il avait une mine défaite et le fait de se réveiller chaque jour seul dans le noir lui donnait le sentiment d’être sans défense, comme oublié du monde.
Pourtant, il devait survivre, le destin de son père et de toute la famille Luoxi étant désormais aux mains d’Alban.
Otto prit appui sur son corps affaibli, quitta son lit et se traîna en boitant jusqu’à la grille dans l’espoir qu’outre une assiette et une cruche, le gardien lui donne également une lame de rasoir. En effet, il ne s’était pas rasé depuis longtemps et ses joues étaient couvertes d’une barbe qui avait tendance à retenir les restes de nourriture. Son visage finissait par sentir la peau d’orange moisie. Si son gardien craignait que la lame ne soit une arme potentielle, Otto était prêt à lui laisser le soin de le raser.
Après tout, c’était encore un aristocrate. Il ne paraîtrait pas étrange qu’il demande à bénéficier d’un minimum de soins de toilette.
C’est alors qu’Otto entendit une conversation non loin de la grille de fer.
– « À quoi pensaient donc ces gens ? Le prisonnier que nous gardons ici est le fils aîné de la famille Luoxi! »
Ces hommes parlaient à voix haute. De toute évidence, ils n’avaient que faire qu’Otto puisse les entendre.
– « Plaisanter, ridiculiser… n’est-ce pas ce que font habituellement les clowns ? »
– « Auraient-ils perdu la tête ? En temps normal, si des saltimbanques s’avisaient à offenser le fils du Comte, ils finiraient dans la rivière à nourrir les poissons. Ce ne sont rien d’autre que des vagabonds sans domicile! »
– « Vous parlez de l’époque où tout était normal. En ce temps-là, auriez-vous pu imaginer le un héritier gardé dans un cachot ? À présent, Sa Majesté aime voir ces gars jouer. Sans l’approbation du Roi de l’Aube, je doute fort qu’ils auraient osé agir ainsi. »
– « Cessez donc de dire des absurdités! »
– « Je dis ça comme ça. Vous n’êtes pas obligé de me croire, mais quoi qu’il en soit, que pouvez-vous y faire ? Auriez-vous l’intention de lui apporter un autre repas ? »
– « Pfff… Laissez-tomber. Ce ne sont que quelques crachats, il n’en mourra pas. »
On entendit alors le bruit d’un trousseau de clés.
– « C’est vrai, et si tel était le souhait de Sa Majesté, qu’avons-nous à craindre ? Allez-y. Je dois récupérer le plateau. »
La porte en fer s’ouvrit avec un grincement strident et le gardien entra, portant le repas.
– « Oh Monseigneur, vous êtes déjà réveillé ? » S’exclama-t-il, un peu surpris de voir Otto appuyé contre les barreaux. Mais très vite, il s’empressa de dissimuler son expression embarrassée. « Dans ce cas, mangez votre dîner. Je changerai les bougies demain. L’intendant en chef a oublié d’en envoyer de nouvelles. »
Otto ne répondit pas. Il se sentait soudain si triste qu’il en oublia de demander sa lame de rasoir. Bien que la conversation ait été brève, il en avait compris l’essentiel. Le clown de la troupe de saltimbanques avait heurté le garde chargé de lui apporter son repas et craché dans la nourriture histoire d’amuser Alban Misra.
La honte lui brûlait les joues. On aurait dit qu’elles sortaient du four.
Le gardien, qui n’avait que faire de sa réponse, échangea rapidement les plateaux et s’en alla. Bien que la pièce soit décorée comme celle du manoir ducal, elle dégageait un sensation d’oppression si insoutenable que personne n’aurait voulu s’y attarder.
Otto entendit les pas s’éloigner et se retrouva à nouveau plongé dans le silence.
Durant un instant, il aurait voulu crier, maudire le gardien pour avoir négligé son devoir et reprocher à Alban son ignorance… mais il s’en était bien gardé. En effet, cela n’aurait servi à rien sinon à retarder d’autant le prochain repas et le remplacement de bougies et à le faire aisément tomber dans le piège de son “vieil ami”.
Quant au repas dont on s’était servi pour l’humilier, il n’avait pas l’intention d’y toucher.
Otto ne put s’empêcher de se demander s’il avait agi judicieusement.
Il allait se recoucher lorsque soudain, tout son corps se mit à trembler. Du coin de l’œil, il avait l’impression que le gruau d’avoine était devenu un bol d’eau noire!
L’aîné des Luoxi se frotta les yeux, s’approcha lentement de l’assiette et souleva délicatement le bol.
Ce n’était ni une illusion, ni l’ombre de la flamme vacillante. La farine d’avoine était bel et bien devenue noire comme une encre épaisse.
Soudain, une pensée lui traversa l’esprit.
Troupe acrobatique, clowns, tours … Et si tout cela avait été organisé par cet homme ?
– « Joël a dit que vous étiez un simple acrobate. Est-ce vrai ? Comment avez-vous connu Sa Majesté Roland ? »
– « Simple coïncidence. Quant à savoir pourquoi Sa Majesté m’a choisi… sans doute parce que ma performance acrobatique était plutôt bonne. »
– « Vraiment ? Pourriez-vous m’en faire une démonstration ? »
– « Pas de problème. Je vais vous exécuter le plus simple de mes tours : le calamar qui crache de l’encre. »
Otto fixa un moment le gruau et mit un doigt dans le bol. Après avoir tâtonné un moment, il sentit quelque chose de rugueux.
– « Comment… comment se fait-il que l’eau ait soudain changé de couleur ? »
– « Et ce n’est pas fini! Regardez ce morceau de tissu. Comme vous pouvez le constater, il n’y a rien dessus! Je vais maintenant le tremper dans l’eau et le mettre à sécher devant le feu. À votre avis, que va-t-il se passer ? »
– « Il n’y a rien. Non… attendez… c’est… un mot ? »
– « Pouvez-vous voir ce qui est écrit ? »
– « Laisse-moi regarder… Serait-ce…votre nom ? »
– « Exact! Je m’appelle bien Hill Fawkes! »
Otto saisit délicatement l’objet rugueux et le sortit du bol. Presque transparente, la mousseline était quasi invisible au milieu du gruau. Il ne l’aurait pas vue s’il n’avait su qu’elle se trouvait là et ne l’avait sentie du bout du doigt.
Il retint son souffle, s’approcha aussitôt du chandelier et étala le mince tissu.
Les légères traces d’eau noire s’estompèrent progressivement tandis que la flamme des bougies commençait à vaciller.
« Vite… vite… vite… vite! » Pensa-t-il, anxieux.
L’ombre chancelante semblait venir de toutes les directions. On aurait dit que le morceau de mousseline sombre qu’il tenait entre ses mains était la seule lumière existant encore au monde.
Au moment même où les lettres apparaissaient, la dernière bougie s’éteignit et les ténèbres engloutirent la cellule.
Otto se mit à rire de bon cœur.
Il redressa ses épaules tremblantes et fourra la mousseline dans sa bouche. Puis il se traîna jusqu’à la grille et l’avala en même temps que le gruau.
Il sentit alors une chaleur se répandre dans sa gorge et son estomac et reprit aussitôt des forces. Mais son cœur était bien plus chaud que ce gruau.
Tandis qu’il buvait silencieusement sa bouillie, une larme glissa sur sa joue.
Sa détermination n’avait pas été vaine.
Sur la mousseline, ces quelques mots rédigés d’une belle écriture lui rappelaient avec nostalgie son enfance.
« Ne craignez rien. J’arrive. »