Le Comte Quinn se figea et laissa tomber le verre de vin qu’il tenait à la main.
Deux personnes lui revinrent en mémoire. L’une d’elles avait passé plus de la moitié de sa vie auprès de lui avant de tomber en dépression suite à la perte d’un être cher, ce qui avait entraîné sa mort, et l’autre, cet amour perdu qu’il pensait ne jamais revoir. Près de dix ans avaient passé et même si elle avait grandi et s’était considérablement embellie, le Comte Quinn l’avait reconnue. Cependant, la ressemblance entre elles était si frappante qu’il faillit prononcer le nom de la première.
En entendant la voix de Yohan, il reprit aussitôt ses esprits :
– « Vous la reconnaissez, Père ? » Demanda le jeune homme.
– « Êtes-vous… Andrea ? » Demanda Rodolphe en se levant lentement.
– « Quoi ? Seriez-vous en train de parler d’une personne… décédée ? »
Son regard incrédule passa de l’un à l’autre.
– « C’est elle, sans aucun doute, Maître! » S’écria le vieux majordome, au comble de l’excitation. « Je ne saurais me tromper, elle a hérité de toutes les caractéristiques de Madame! »
– « Apparemment, vous vous souvenez de moi », dit Andrea sans s’émouvoir. « Les négociations devraient donc s’en trouver facilitées. »
Rodolphe en fut secoué. Nul ne savait que sa fille était devenue sorcière, pas même Fiona, sa propre épouse. Lorsque la gouvernante d’Andrea était venue l’informer de l’accident, il avait aussitôt décidé de la noyer en la poussant dans la rivière et avait masqué sa mort comme étant accidentel.
Certes, il savait que sa fille risquait de le haïr éternellement, cependant, elle se souviendrait au moins de qui était son père. Mais en la revoyant, cette indifférence devint une épine qui lui transperçait le cœur, un coup de poignard qui ne fit que s’accentuer à mesure que le Comte se demandait si, à l’époque, il avait pris la bonne décision.
Mais pour l’heure, il avait bien plus urgent à régler. Pourquoi Andrea était-elle revenue à la Cité de Lumière ? D’abord, était-ce bien elle ? Par ailleurs, que voulait-elle dire par « j’en doute fort ? » Tout ceci était bien plus important que de remettre en doute le passé.
Réprimant ses doutes et les pensées qui le tenaillaient, il fit signe à Yohan :
– « Sortez, s’il vous plaît. »
– « Père! » S’écria le jeune homme, visiblement inquiet.
– « Obéissez! » Répondit fermement Rodolphe.
Voyant que son père ne changerait pas d’avis, Yohan quitta la pièce à contrecœur.
– « N’alertez personne », recommanda le Comte au majordome. « Fermez la porte de la cour et éteignez les lumières du couloir. Si quelqu’un du gouvernement me demande, dites simplement que je rédige quelques documents et ne veux sous aucun prétexte être dérangé. Comprenez-vous ? »
– « Je m’en charge immédiatement », répondit le majordome. Puis, se touchant la tête, il ajouta : « Mais… et pour les amis de Mlle Andréa ? »
– « Des amis ? » Il jeta un coup d’œil suspicieux à Andrea. « Emmenez-les à la salle de bal et prenez-en soin. »
– « Bien Maître! »
La porte se referma en grinçant et la pièce redevint silencieuse. Andrea et son père se regardèrent un long moment jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, le Comte prenne la parole :
– « Certes, vous ressemblez à ma fille, mais je ne saurais affirmer avec certitude que vous êtes bien Andrea. Voilà dix ans que je ne l’ai pas vue et elle n’avait que seize ans lorsqu’elle est partie… » Il marqua une pause avant de demander : « Avez-vous d’autres moyens de prouver votre identité ? »
En vérité, Rodolphe était convaincu qu’il s’agissait bien de sa fille. Même la meilleure technique de transformation physique n’aurait pu affecter son âme. Chacun de ses mouvements lui rappelait la Fleur de Lumière qu’il avait connue autrefois.
Pour toute réponse, Andrea ouvrit les mains et un arc magique apparut dans sa paume. Il reconnut aussitôt cet arc long et scintillant qui convergeait et diminuait peu à peu pour prendre une forme particulière. C’était un cadeau qu’il avait spécialement fait faire par un artisan pour son anniversaire longtemps auparavant.
Le doute n’était plus possible. Cet arc et cette flèche pour débutants avaient, longtemps auparavant, été détruits en même temps que la calèche. À ce jour, il ne savait plus vraiment à quoi il ressemblait mais Andrea, qui, depuis son plus jeune âge, était passionnée de tir, n’avait jamais oublié ce cadeau.
– « C’est bien vous… », dit le comte avec un long soupir. « Pourquoi êtes-vous revenue ? Si je vous ai éloignée, c’était pour que vous soyez en sécurité. »
– « Était-ce la seule raison ? » Demanda Andrea en faisant disparaître son arc. « Ne craigniez-vous pas plutôt que les gens découvrent que la fille du Premier Ministre était tombée sous l’influence du Diable ? Je n’ai pas eu l’impression d’être protégée mais plutôt abandonnée. Pour les sorcières comme moi, il n’existe pas d’endroit sûr. Si je n’avais pas eu la chance de rencontrer des personnes ayant subi le même sort, je serais morte depuis longtemps et Dieu sait où. »
Rodolphe ne sut que répondre. Elle avait raison, c’était en effet l’une de ses préoccupations à l’époque. Si les gens s’étaient aperçus qu’Andrea était une sorcière, toute sa maison aurait été en danger. Or tout le monde ne pouvait pas, en toute sérénité, confier ses proches à l’Église ou à d’autres nobles. Aussi, plutôt que de mettre toute la famille Quinn face à ce choix difficile, il avait préféré prendre seul la décision.
– « Mais tout ceci appartient au passé et je ne suis pas venue déterrer les vieilles blessures », dit Andrea. « Vous êtes sans doute curieux de savoir comment j’ai pu entrer aussi facilement dans la maison, même si les gardes avaient du mal de croire en mon discours. Après avoir vu le majordome, j’ai délibérément attendu un moment devant la porte. Celui qui vous a appelé père est-il l’héritier de la famille ? Depuis quand ais-je un jeune frère ? »
– « Il est issu d’une branche de la famille… Votre mère est morte un an après votre départ et les Quinn avait besoin d’un successeur », murmura Rodolphe.
Sans cet incident dix ans auparavant, ce statut serait revenu à sa fille aînée.
À ces mots, Andrea demeura un moment stupéfaite, puis ses yeux s’assombrirent légèrement.
– « Quoi qu’il en soit, pour le moment, vous devez absolument rester à la tête de la famille Quinn », dit-elle après un moment de silence. « Ce n’est certainement pas le moment de reculer, car Sa Majesté voudrait que vous alliez de l’avant. Étant donné la situation, il ne reconnaîtra personne d’autre que le Comte Quinn. »
– « Que voulez-vous dire ? » Demanda Rodolphe, un peu confus. « Le Roi dont vous parlez serait-il… »
– « Le Roi de Graycastle, bien sûr! Sa Majesté Roland Wimbledon. C’est sur son ordre que je suis ici. » Andrea prit une profonde inspiration : « Monseigneur, vous plairait-il d’être le nouveau Roi de l’Aube ? » Demanda-t-elle en pesant chaque mot.