Les personnes présentes dans la salle s’inclinèrent et attendirent que Roland fût installé pour s’assoir à leur tour.
Depuis qu’il était arrivé, la petite bourgade frontalière était rapidement devenue une cité et à voir l’expression des participants, il ne faisait aucun doute que le Roi était devenu une sorte de chef spirituel. À l’époque où il donnait des cours à des élèves du primaire ou expliquait ses graphiques à ses clients, jamais il n’avait éprouvé pareil sentiment. Ces gens ne se contentaient pas d’écouter, ils se préparaient à obéir à ses ordres et à mettre ses plans à exécution.
Voyant que son administration portait ses fruits, il éprouva un sentiment d’accomplissement. Trois ans auparavant, seuls quelques personnes avaient accepté de plein gré de le servir tandis que tous les nobles locaux le ridiculisaient. Désormais, il avait à son service une formidable équipe.
– « La Cité Sans Hiver ne peut se permettre de laisser les Diables s’installer dans les Plaines Fertiles, à plus forte raison dans un endroit proche de nos frontières », dit-il de but en blanc. « Certes, l’ennemi se présente un peu plus tôt que prévu, cependant, nous avons réalisé de nombreux progrès ces derniers temps. Maintenant que nous avons récupéré les territoires perdus, nous allons pouvoir nous focaliser sur la lutte contre les Diables. » Il s’interrompit, regarda autour de lui et poursuivit en pesant ses mots : « Notre prochain objectif sera donc de chasser l’ennemi hors des ruines de Taquila et nous mettrons tout en œuvre pour y parvenir. Des questions ? »
– « Non, Votre Majesté! » Répondirent en chœur les personnes présentes.
Barov lui-même, qui généralement militait contre les guerres, ne fit aucune objection. En effet, il savait pertinemment que si les réfugiés choisissaient la Région de l’Ouest, c’était pour l’ordre qui y régnait, pour la compétence de son Roi et pour la sécurité de l’environnement.
S’ils laissaient les Diables établir leur base à Taquila et venir persécuter la Cité Sans Hiver, la population, terrifiée, risquait fort de quitter la ville. Le cas échéant, l’Hôtel de Ville ne serait plus à même de soutenir le développement de la cité. Le déclin des Régions de l’Est et du Sud lui avaient servi de leçon.
– « À présent, nous allons parler de notre stratégie et de notre politique de guerre. J’invite tous les départements à me faire part de leurs suggestions. »
Barov fut le premier à prendre la parole :
– « Votre Majesté, étant donné que les gens qui travaillent à l’extérieur des remparts sont les plus susceptibles d’être touchés par l’invasion des Diables, je pense qu’il est impératif de déplacer au plus vite les industries du Nord de la ville. Nous aurons beau avoir achevé de construire les nouveaux remparts pour protéger la population, les troupeaux de moutons et de bovins continueront d’entraver le déploiement de nos troupes dans le Nord, comme ça été le cas lorsque la ville a été placée sous la loi martiale. » Il s’interrompit pour jeter un coup d’œil à Wendy : « En effet, suite à cette alerte, les portes de la ville sont restées fermées, paralysant ainsi le transport des semences de blé et des ressources forestières. L’Hôtel de Ville a fait tout ce qui était en son pouvoir pour en minimiser l’impact. »
Roland, qui le savait déjà pour en avoir été informé lors de précédents rapports, ne put s’empêcher de regarder Wendy tandis que Barov mettait à nouveau l’accent sur cette question. Contre toute attente, elle semblait calme et paisible, ce qui laissait à penser qu’elle était sincère lorsqu’elle disait vouloir en endosser l’entière responsabilité.
– « Nous pouvons faire appel aux bateaux à vapeur pour transporter les semences de blé, les champignons et autres ressources jusqu’à la ville via la Rivière Écarlate. Par contre, nous ne pouvons pas déplacer la Mine du Versant Nord et il serait très coûteux de reconstruire tout le Secteur des Fours. » Roland réfléchit un moment : « Il va nous falloir accroître notre vigilance sur les mines de façon à pouvoir répliquer immédiatement lorsque les Diables auront décidé d’attaquer. En ce qui concerne l’alerte, je me dois de vous apporter quelques précisions. Si la ville est sous le coup de la loi martiales, certes il est indispensable d’évacuer les gens qui flânent dans les rues ou sur le marché. Cependant, à compter de ce jour, toutes les usines devront reprendre leurs activités et ceci jusqu’à nouvel ordre. »
– « Je vois… », dit Barov qui, s’étant aperçu que le Roi n’avait pas l’intention d’incriminer Wendy, avait changé de ton. « Je vais donc dresser une liste des propriétés et entreprises qu’il est possible de déplacer et vous en ferai part. »
– « À propos, merci d’inclure dans votre rapport le plan d’exploitation des sols. » Roland frappa sur la carte affichée derrière lui : « Toute menace provenant de la Grande Montagne Enneigée étant écartée, nous allons pouvoir utiliser tout le secteur Ouest. Avec l’aide de Chloris, la Forêt aux Secrets nous tiendra lieu de barrière naturelle pour protéger notre flanc gauche. »
Sur la carte, les Terres Barbares pouvaient se diviser en trois parties, avec, de gauche à droite : la Forêt aux Secrets, les prairies de la Cité Sans Hiver et la Chaîne des Montagnes Infranchissables. La forêt, qui occupait près de la moitié des Terres Barbares et constituait une zone tampon pour la ville, ressemblait à un triangle inversé dont le sommet était situé sur la montagne enneigée. La Rivière Écarlate qui y trouvait sa source et traversait la région frontalière formait l’un de ses côtés tandis que l’autre partait du sommet en direction du Nord vers les Monts du Dragon.
Chloris pourrait donc couvrir toute la partie Ouest de la Rivière Écarlate, constituant ainsi un filet de sécurité pour les bateaux transportant le charbon et les ressources forestières en ville.
Conscient de la situation, Barov accepta immédiatement la requête de Roland.
– « Votre Majesté, nous devrions au plus vite informer le public de l’origine des Diables », intervint Wendy, « sans quoi nos gens risquent de paniquer en les voyant. Comme vous avez l’habitude de le dire, la propagande est la principale tâche de notre administration. Si nous ne faisons rien pour contrôler l’opinion publique, certaines personnes mal intentionnées pourraient profiter de la peur des gens. »
– « Tout à fait d’accord », renchérit Althéa depuis le rideau de lumière. « Si les gens ordinaires ont des capacités limitées, lorsqu’ils se regroupent, ils sont en mesure de créer une force remarquable. La peur est comme le fouet. Si, la plupart du temps, elle décourage, bien gérée, elle peut aussi constituer une force motrice. »
L’arrivée précoce des Diables ayant perturbé le projet de propagande devant faire suite à l’unification de Graycastle et à la cérémonie du couronnement, Roland décida donc de confier cette question à Barov.
– « Je vous laisse décider du contenu et des moyens utilisés pour cette campagne », dit-il. « Assurez-vous surtout que tous les sujets comprennent que les Diables étant les ennemis de l’humanité, nous les combattrons jusqu’à la mort. Insistez bien sur le fait que devant les armes à feu et les canons, quelle que soit leur apparence, ces créatures ne valent guère mieux que les bêtes démoniaques. »
Puis, tournant son regard vers Veder et René Medde, les deux chefs de la police, il ajouta avec un rire en coin :
– « Je pense qu’il est inutile que je vous dise ce que vous avez à faire concernant les colporteurs de rumeurs et les fauteurs de trouble. »
– « Cela va de soi, Majesté », s’empressèrent de répondre les deux hommes.
La Cité Sans Hiver en ayant terminé avec ces questions, Pasha souleva un problème qui préoccupait tout le monde :
– « Comment comptez-vous vous y prendre pour éradiquer les Diables qui occupent les ruines de Taquila ? »
– « Le moyen le plus sûr est d’installer des postes d’artillerie à proximité afin de détruire leurs équipement d’approvisionnement en Brume Rouge », répondit Roland. Puis, se servant de ses doigts pour mesurer la distance approximative sur la carte, il ajouta : « Notre Canon de Forteresse est désormais en mesure de toucher des cibles à dix kilomètres. Il suffira de lui apporter quelques ajustements pour augmenter cette portée de tir. Privés de Brume Rouge, les Diables ne survivront pas. »
Ce n’était pas de la vantardise de la part du Roi. En effet, s’il n’avait pas adopté le calibre de 152 mm pour sa première génération de Canons de Forteresse, c’était uniquement pour une raison de commodité d’utilisation et de transport. De ce fait, ces canons, à bien des égards, étaient loin de rivaliser avec l’arme idéale au calibre 152. Cependant, il lui suffirait d’élargir leurs chambres et d’utiliser des munitions à chargement séparé au lieu d’obus à chargement fixe pour augmenter considérablement leur portée.
– « Compris. Votre Majesté, les sorcières de Taquila sont disposées à se battre pour vous. »
Les survivantes de Taquila, qui étaient sans aucun doute les plus agressives dans cette Bataille de la Divine Volonté, n’hésiteraient pas, en effet, à prendre les devants lors des combats.
– « Mais pour pouvoir mettre ce plan à exécution, j’ai encore quelques détails important à régler », ajouta Roland. « Si nous ne sommes pas suffisamment préparés, il nous sera difficile de résister face à une offensive ennemie. » Il tapota du doigt l’emplacement de la Mine du Versant Nord : « La première question est de savoir comment nous allons résoudre le problème des transports. »