– « Et voilà! Deux soupes de nouilles au bœuf! » Annonça le patron du restaurant, tout joyeux, en déposant les bols devant eux avant d’essuyer rapidement la table.
Garcia étant une célébrité dans l’immeuble, il était persuadé que sa visite illuminait ses modestes locaux.
– « Merci. Pourrions-nous aussi avoir chacun un œuf sur le plat s’il vous plaît ? » Demanda Roland en sortant deux paires de baguettes.
– « Sans problème! »
– « À votre place, je choisirais un autre endroit pour inviter une dame à prendre le petit déjeuner », dit Garcia en levant les yeux au ciel. « Pas étonnant que vous soyez toujours célibataire. »
« C’est de la calomnie! » pensa Roland. S’il n’avait pas été aussi respectueux et s’était amusé à flirter avec les Sorcières du Châtiment Divin, elles l’auraient emmené depuis longtemps.
– « Eh bien… Je ne peux pas trop m’éloigner dans la mesure où je dois apporter le petit déjeuner à Cléo avant qu’elle ne parte pour l’école car si… »
– « Je comprends », coupa Garcia. « Ne prenez pas ce que je viens de dire pour argent comptant. »
Sur ce, elle détacha ses baguettes jetables, ajouta à ses nouilles les oignons verts et le bœuf en poudre et mélangea le tout. Très vite, la soupe prit une appétissante couleur rouge-marron. Elle souffla sur les nouilles pour les refroidir et les aspira comme s’il s’agissait de longs rubans.
En entendant le léger bruit qu’elle faisait en aspirant, Roland en eut l’eau à la bouche.
– « Wow! » Dit-il, « Vous vous débrouillez très bien avec la restauration rapide! Moi qui croyais que vous n’aviez pas l’habitude de ce genre de nourriture… »
– « Vous croyiez », répondit Garcia en haussant les épaules. « Cela fait presque dix ans que j’habite ici, j’ai déjà essayé tous les restaurants du quartier. Lorsqu’on invite, on a généralement la courtoisie de choisir un établissement relativement décent. Par ailleurs, je déteste être dévisagée en permanence par des inconnus. »
Roland s’aperçut alors qu’outre les clients du restaurant, même les passants regardaient dans leur direction. De toute évidence, les cheveux gris argentés de Garcia et sa silhouette bien proportionnée attiraient l’attention.
– « Désolé, je n’y avais pas pensé. »
– « Revenons à nos affaires », dit Garcia. « Pourquoi ce soudain besoin de me voir ? Si c’est pour quelque chose d’illégal, ne comptez pas sur l’Association Martialiste. »
Roland se demanda ce qui pouvait bien l’inquiéter à ce point. Il était revenu du siège la veille et n’avait rien fait de répréhensible. Par ailleurs, que pouvait-il bien y avoir de plus illégal que ce permis de chasse ?
– « Je voudrais rencontrer votre maître. Pourriez-vous prendre rendez-vous pour moi ? »
– « Pardon ? » Fit Garcia qui n’avait pas suivi.
– « Votre maître… Mme Lan. » Puis, inventant un prétexte, il ajouta : « Je voudrais lui présenter personnellement mes excuses pour avoir manqué notre dernier rendez-vous. »
Garcia le dévisagea longuement, comme si elle le voyait pour la première fois :
« Vraiment ? » Répondit-elle. « Vous avez enfin compris combien il était important d’être recommandé à mon maître ? Laissez-tomber, elle ne vous recevra plus. »
– « Mme Lan ne me déteste peut-être pas autant que vous l’imaginez. »
– « Prétendriez-vous qu’elle s’est montrée aimable avec vous lors de la réunion d’accueil ? » dit négligemment Garcia. « Redescendez sur terre! Je vous en avais donné l’occasion, vous l’avez laissée passer. Mon maître n’a pas de temps à perdre avec quelqu’un qui ne respecte même pas les règles fondamentales de la ponctualité. Jamais elle n’acceptera de vous rencontrer. »
– « Qu’importe, essayez tout de même », insista Roland.
– « Ce… ce n’est pas uniquement pour lui faire des excuses, n’est-ce pas ? » Demanda soudain Garcia.
– « Si elle pouvait m’enseigner quelques méthodes d’entraînement, j’en serais ravi », répondit Roland en s’efforçant de garder un visage impassible.
Son interlocutrice était sur le point de le dissuader de renoncer à cette idée totalement irréaliste lorsqu’elle se ravisa et prit son téléphone portable.
– « Au fait, quel est le numéro de votre maître ? »
– « Il ne sert à rien que je vous le donne, vous ne pourriez pas la joindre de toute façon. Pour entrer en communication avec le siège, vous devez vous procurer une carte SIM auprès de l’Association. » Soudain, Garcia lui fit signe de se taire : « Bonjour, c’est moi… »
Trois minutes après, elle raccrochait.
– « Je le savais. »
– « Qu’est-ce que vous saviez ? »
– « Qu’elle refuserait! Elle m’a même reproché de l’avoir rappelée », grogna Garcia. « Vous l’avez tellement déçue que lorsqu’elle a entendu prononcer votre nom, sa voix a baissé d’au moins une octave. »
« Comment est-ce possible ? » Se demanda Roland, perplexe.
À en croire l’attitude que Lan avait eue envers lui lors de la réunion, elle ne semblait pas particulièrement fâchée pour ce rendez-vous manqué. Elle semblait même avoir une grande estime pour lui. Le fait qu’elle ait recours à un langage caché témoignait, selon lui, de son excellente aptitude à exploiter la Force de la Nature. Il n’était donc pas surpris que Garcia en sache si peu.
Mais à présent, il se demandait s’il n’avait pas halluciné.
Si, au départ, Roland n’avait pas particulièrement envie de résoudre le mystère et hésitait encore, même après son arrivé dans le Monde des Rêves, la petite défaite qu’il venait d’essuyer le décida soudain à aller au fond des choses.
– « Tant pis », dit-il en prenant une gorgée de soupe. « Quand pourrons-nous retourner au siège ? »
– « Quand vous saurez gérer seul l’Érosion et que vous serez officiellement martialiste. Pour le moment, vous n’êtes encore qu’une jeune recrue. »
Roland se dit que cette exigence était relativement simple à satisfaire.
– « J’ai hâte d’y être », répondit-il, cachant délibérément le fond de sa pensée. « À propos, vous rappelez-vous le discours d’ouverture que Mme Lan a fait lorsque nous sommes arrivés dans la salle souterraine ? »
– « Oui et après ? »
– « Elle a dit que la Bataille de la Divine Volonté était à nos portes. Qu’est-ce que cela signifie ? »
– « Eh bien… » Garcia semblait hésiter. « Mon maître affectionne particulièrement un livre écrit il y a plus de cinquante ans et dont le titre est : “La Raison D’Être”. Elle me l’a d’ailleurs recommandé. Ce livre développe différentes théories sur l’émergence et l’évolution d’une civilisation. L’auteur appelle cela le choix de Dieu. Mais le dieu en question n’est pas un personnage anthropomorphique. Ce serait plutôt une règle, ou si vous préférez, le but de toute continuité. Ceci dit, ces théories sont trop abstraites pour les gens de ce monde et elles n’ont rien à voir avec nous. Comme le livre ne circule qu’au sein de l’Association Martialiste, rares sont ceux qui le connaissent. »
Ces propos étaient plutôt inquiétants. Roland n’ayant jamais lu ce livre, ce ne pouvait être qu’une création du Monde des Rêves.
– « Puis-je y jeter un coup d’œil ? »
– « Le livre se trouve à la bibliothèque du quartier général. Je l’emprunterai le mois prochain lorsque j’irai rendre compte de mon travail », répondit Garcia en lui lançant un regard curieux. « Si je n’ai pas oublié d’ici là. »
Voyant que Garcia commençait à se poser des questions, Roland englouti ses nouilles et prit congé.
Le lendemain matin, en se réveillant dans le monde réel, il poussa un long soupir.
Tant que les choses n’avaient pas de lien avec l’Association Martialiste, tout lui semblait normal dans le Monde des Rêves, mais sitôt qu’elle était impliquée, tout devenait douteux.
Si ses recherches ne s’étaient pas déroulées comme il le souhaitait, elles n’avaient pas été totalement vaines. Surtout en ce qui concernait les Sorcières du Châtiment Divin qui attendaient depuis longtemps l’occasion de pouvoir à nouveau éprouver des sensations physiques. En les voyant prendre du bon temps, Roland s’était dit que le voyage en valait la peine.
Il était sur le point de profiter de son temps libre pour faire plusieurs incursions dans le Monde des Rêves afin de faire avancer les choses lorsque soudain, Foudre entra précipitamment dans sa tente, un aigle à queue blanche sous le bras.
– « Un courrier urgent, Votre Majesté », marmonna la jeune fille. « C’est une lettre cryptée en provenance de la Cité Sans Hiver. »
« La Région de l’Ouest n’est pas la porte à côté », pensa-t-il. « Se serait-il passé quelque chose ? »
Afin d’économiser les ressources en messagers, le courrier ordinaire, comme les rapports gouvernementaux, étaient envoyés par voie fluviale jusqu’à l’ancienne capitale et transmises ensuite par Théo et ses hommes. L’aigle à queue blanche, qui était le plus imposant de tous les animaux messagers, nécessitait aussi plus de puissance. Placé au sommet de la chaîne alimentaire, il était relativement fiable. En revanche, il était difficile pour Honey de contrôler pareil rapace, l’énergie requise pour un aigle à queue blanche étant trois fois supérieure à celle utilisée pour un faucon gris.
Roland caressa le messager à plumes, retira l’anneau scellé de sa patte.
Le contenu de la lettre le figea littéralement sur place.
– « L’armée des Diables aurait été vue sur les Terres Barbares ? Mais c’est beaucoup trop tôt! »