– « J’aperçois le port! » S’écria soudain Molly, attirant aussitôt l’attention de toutes les sorcières présentes sur le pont qui se précipitèrent vers le bastingage et se haussèrent sur la pointe des pieds pour mieux voir la direction indiquée.

– « Où ça ? Où ça ? »

– « Enfin nous touchons au but. Voilà plus d’un mois que nous parcourons les mers… »  

– « Ce point argenté, là-bas… n’est-ce pas un navire ? »  

– « Je croyais que la “Jolie Dame” était seule à emprunter cette route ? »

– « Dans ce cas, il s’agit probablement d’un bateau de pêche. »

En les voyant aussi enthousiastes et joyeuses, Jack-Le Borgne, le vieux capitaine, secoua la tête en souriant. Puis, se tournant vers Camilla Dary, qui, contrairement à ses compagnes, gardait un visage sévère, il demanda :

– « Vous n’avez pas l’air joyeuse. Pourtant, c’est une belle journée! Quelque chose ne va pas ? »

– « Une belle journée ? En quoi ? » répondit distraitement la sorcière.

– « Mais parce que vous voici de retour chez-vous! » Répondit Jack en secouant sa pipe. « Ne me dites pas que de revoir votre terre natale au bout de tant d’années n’est pas quelque chose qui se fête! Il est évident que vous n’ayez jamais considéré l’Île Dormante comme votre patrie. Je ne prétends pas que vous n’aimiez pas y vivre, mais un refuge n’est jamais qu’un refuge. »  

Camilla ne savait que répondre. Mais que Jack ait raison ou non, le nombre de sorcières désireuses de se rendre dans la Région de l’Ouest avait nettement augmenté depuis la lettre de la Princesse Tilly, passant de la moitié à près de 80%. Si le premier groupe parvenait à s’installer correctement à Graycastle, qui sait s’il en resterait encore sur l’Île Dormante!

Cette île aurait dû être leur foyer, dans la mesure où il ne s’y trouvait pas de gens pour les haïr ni d’Église pour mettre constamment leur vie en danger. Si l’endroit était encore relativement sous-développé comparé aux royaumes du continent et présentait une différence énorme en termes de coutumes et de traditions locales, elle était convaincue que, d’ici dix ans, l’île aurait atteint une certaine prospérité. En moins d’une génération, les sorcières nouvellement éveillées pourraient sans doute la considérer comme leur véritable patrie.  

– « J’espère de tout cœur que vous avez raison », murmura-t-elle après un long silence.  

Jack caressa sa barbe.

– « Hmm… Vous ne faites pas confiance au nouveau Roi ? »

– « Comment le savez-vous ? » Demanda Camilla en levant les yeux.

– « C’est écrit sur votre visage », sourit le vieux capitaine. « Vous rappelez-vous à quoi vous ressembliez lorsque je vous ai vue pour la première fois il y a trois ans ? »

L’Intendante de l’Île Dormante resta un moment pensive.

Trois ans… C’est à ce moment que la princesse Tilly avait commencé à rassembler les sorcières, les encourageant à quitter Graycastle. Jack, qui était l’un des rares capitaines à ne pas faire de discrimination envers les sorcières, avait accepté d’emmener clandestinement un grand nombre d’entre elles des villes portuaires aux Fjords sur sa “Jolie Dame”, au risque de se faire prendre et d’être jugé. Une véritable et durable amitié s’était établie entre lui et les résidentes de l’île.

– « J’étais sans doute épuisée et effrayée ? » Répondit Camilla, hésitante.

– « Rien que ça ? » Jack éclata de rire : « Vous étiez toutes pâles, pleines d’ecchymoses, désespérées. On aurait dit des morts-vivants. Regardez-vous à présent. Ne vous sentez-vous pas complètement différentes ? Le passé est le passé. Regardez de l’avant! Certaines sorcières se sont déjà rendues plusieurs fois à la Cité Sans Hiver. Si cet endroit était si épouvantable, vous ne leur verriez pas un tel sourire sur le visage! »

– « Mais les nobles ont tous deux visages… »

– « Est-ce votre cas ? » Coupa le capitaine. « Si je me souviens bien, vous êtes, vous aussi, issue d’une famille aristocratique. Le jour où vous avez quitté Graycastle, vous étiez la mieux vêtues de toutes et ce ne sont pas des roturiers qui pourraient se permettre d’acheter de la soie. Si, à l’époque, j’avais détesté les nobles autant que vous, que serait-il arrivé ? »

Camilla ne sut que répondre.

Jack-Le-Borgne émit une lente bouffée de fumée blanche.

– « Je ne pense pas que l’on puisse juger quelqu’un uniquement sur ses antécédents. Outre les Trois Dieux, personne ne choisit sa famille pas plus que vous n’avez choisi d’être sorcière. Ne croyez-vous pas que vos préjugés contre les nobles sont similaires à la haine aveugle que les gens vouent aux sorcières ? »  

À ces mots, Camilla ressentit un léger frisson.  

« Sans doute, me direz-vous, que si vous parlez ainsi, c’est en connaissance de cause puisque vous êtes vous-même de sang noble. Mais s’il existe des gens qui ne rentrent pas dans ce moule, vos préjugés pourraient sérieusement les blesser. » Le vieux capitaine s’interrompit un instant avant d’ajouter : « Désolé, mon enfant… Je ne suis sans doute pas le mieux placé pour vous faire la leçon, mais je ne voudrais pas que vous laissiez votre passé assombrir votre jugement. Ceci ne s’applique pas uniquement à cette question. En effet, on ne peut pas vivre éternellement dans le passé. »

« Non, personne ne me parlerait ainsi », pensa Camilla.

Si Tilly avait choisi de se rendre à la Cité Sans Hiver, c’était sans doute parce qu’elle avait compris qu’il fallait faire fi du passé et regarder vers l’avenir.  Mais jamais la Princesse n’aurait osé lui parler si ouvertement ni mettre sur un pied d’égalité son aversion envers les nobles et la haine que les gens éprouvaient pour les sorcières. Tilly avait trop d’amitié et de respect pour elle que pour se permettre de lui donner des conseils.

Le vieux capitaine était sans doute la seule personne sur l’Île Dormante à la considérer comme une enfant.

– « Vous avez peut-être raison », répondit-elle en soupirant.

– « Vraiment ? » Jack se mit à rire : « Je suis vieux et j’ai vécu beaucoup d’expériences similaires. Si je n’étais pas optimiste, je n’aurais jamais pu naviguer aussi longtemps sur les mers. Ceci dit, dans un futur proche, les choses vont sans doute devenir difficiles. »

– « Pourquoi donc ? »

– « Lorsque toutes les sorcières seront reparties pour le continent, qui restera-t-il pour embarquer sur la “Jolie Dame” ? Les grandes chambres de commerce m’ont informé que la majorité des marchands des Fjords allait bientôt avoir recours à un nouveau type de navires sans voile, beaucoup plus rapides que ma bonne vieille amie et d’une plus grande capacité. Gageons que plus personne n’aura recours à ses services, ne serait-ce que pour transporter des marchandises. »

– « Je pourrai sans doute en toucher deux mots à la Princesse… »

– « Et que lui diriez-vous ? Vous voulez prendre soin de mes vieux jours ? » Le vieux capitaine tapota sa pipe : « C’est un peu prématuré. J’ai encore de bonnes jambes vous savez et dès que je vous aurai déposées à Graycastle, j’envisage de rejoindre l’équipe d’exploration de Sir Tonnerre. »  

« L’équipe d’exploration ? » Répéta Camilla surprise.

« Pourquoi pas ? Si je parviens à faire une découverte intéressante dans les mers encore inexplorées de l’autre côté des Îles aux Ombres, je pourrai en tirer suffisamment d’argent pour subvenir à mes besoins et, si je le souhaite, construire ma propre entreprise. » Jack-Le-Borgne se tourna vers l’immense océan, plein d’enthousiasme. « Je suis peut-être vieux et mes jambes ont certes perdu de leur agilité, mais je peux vous garantir que dans tous les Fjords, aucun capitaine ne maîtrise mieux que moi la navigation maritime. »

« Vraiment… » Pensa Camilla. Elle jeta un coup d’œil aux vieux Fjordien. On aurait dit qu’elle le voyait pour la première fois. Il n’avait rien d’extraordinaire mais l’expression de son visage était le parfait reflet de quelqu’un qui ne craint pas d’affronter l’avenir, aussi incertain soit-il.

– « Capitaine, nous approchons des côtes! » Cria la vigie, perchée sur le mât.  

– « Ais-je encore besoin de vous dire ce qu’il faut faire ? » Répondit jack en levant les yeux vers lui. « Baissez les voiles, réduisez la vitesse. »

Camilla regarda en direction du quai et aperçut partout des bannières rouges de toutes sortes, sur lesquelles était écrit “Bienvenue à la Cité Sans Hiver “. Bon nombre de gens étaient venus les accueillir, non seulement des sorcières mais également des gens ordinaires. Près de la passerelle, une file d’enfants âgés de 11 à 12 ans les attendaient, un bouquet à la main.  

– « Quel merveilleux accueil! » Siffla le vieux capitaine. « Regardez comment le Roi vous reçoit ! Ne devriez-vous pas lui accorder un peu plus de confiance ? » Puis, agitant le bras en direction des marins qui s’affairaient sur le pont, il cria : « Préparez-vous à accoster, les gars!  Nous voici arrivés à la Cité Sans Hiver! »