Tout se passa en un clin d’œil.
Il y eut un éclair blanc et la lance transperça la poitrine de l’ours démoniaque à une vitesse telle que l’œil n’aurait eu le temps de réagir. Heureusement qu’elle ne visait pas Loélia car à cette distance, elle n’aurait pas pu l’éviter.
De toute évidence, le Diable, toujours en lutte avec la patte de l’hybride, avait vu le loup géant sortir des fourrés, mais, incapable de parer l’attaque, il se contenta instinctivement de lever son bras libre pour se protéger le visage.
Ce faisant, il protégeait certes sa gorge mais laissait son bras gauche à la merci de la Princesse qui, sans hésiter, mordit dedans et le déchiqueta. Une riche odeur de sang se répandit aussitôt dans sa gueule.
À la différence de l’ours démoniaque, en dépit de ses muscles saillants, le Diable avait une peau aussi douce que celle d’un humain qui, entre ses crocs, faisait l’effet d’un morceau de tissu.
Loélia reprit aussitôt confiance et s’éloigna du Diable.
L’attaque était un succès puisqu’elle était indemne alors que l’un de ses adversaires n’était plus en état de poursuivre le combat.
Grièvement blessé, le Diable Fou attendit, immobile, que l’hybride s’effondre avant de reculer de quelques pas en titubant. Il poussa alors un rugissement furieux. Mais comme il avait perdu son bras gauche et que le droit avait rétréci, il n’était plus une menace pour la femme-loup.
C’est alors que son comparse, à la grande surprise de Loélia, tira de sa poche une corne et souffla dedans.
Un son profond déchira le silence de la forêt et fit fuir une nuée d’oiseaux.
« Qu’est-ce que cela signifie ? Y’aurait-il d’autres Diables à proximité ? » Se demanda la sorcière.
Mais elle avait exploré la région et à l’exception des ruches et des nids d’oiseaux que Foudre lui avait demandé de marquer, elle n’avait rien trouvé qui vaille le détour.
Loélia décida donc de ne pas y penser et de se débarrasser du Diable manchot. Ainsi, si renfort il y avait, ils ne trouveraient que des cadavres à leur arrivée.
Alors qu’elle se précipitait vers le monstre, celui-ci lâcha sa corne, tira de sa ceinture une hache de pierre et fonça droit vers elle.
Six mois auparavant, la femme-loup aurait aussitôt reculé pour l’éviter et cherché une autre occasion. Mais depuis qu’elle avait affronté une Extraordinaire, l’Aigle à Quatre Ailes et de nombreux hybrides démoniaques, elle avait beaucoup gagné en compétences de combat.
Loélia se tapit, prit une étrange posture d’extension et se projeta sur le côté, presque à l’horizontale, évitant ainsi la hache.
Cependant, ce n’était pas une simple esquive car tandis que l’attention du Diable, distraite par ses mouvements, se fixait sur la gueule et ses griffes, la Princesse passa à l’attaque. Profitant de son élan, elle enroula son immense queue qui, telle un crochet, vint frapper son adversaire derrière la tête.
Surpris, le Diable fut projeté contre un arbre avec un bruit sourd et lâcha sa hache de pierre.
Loélia s’apprêtait à lui porter le coup de grâce avec ses griffes lorsque soudain, elle entendit derrière elle un rugissement strident.
Son instinct l’ayant avertie qu’un danger immédiat la menaçait, la femme-loup se retourna et balaya l’air de ses pattes avant pour arrêter le Diable manchot qui se précipitait vers elle avec une force telle qu’elle lui brisa les côtes et transperça son armure de cuir.
C’était une attaque suicide. On aurait dit que le monstre s’était délibérément jeté sur son énorme patte.
Mais pourquoi ?
À peine s’était-elle posé la question que Loélia comprit.
Le bras droit du Diable Fou s’était remis à gonfler.
Ne lui avait-on pas dit qu’il lui fallait sept minutes pour récupérer ?
Surpris, la Princesse tenta de fuir mais l’ennemi enserrait sa patte avec une puissance qui lui donna l’impression qu’elle était prise dans un étau de fer.
« Mais. Comment… »
Aussitôt, elle se retourna vers le Diable qu’elle venait de frapper de sa queue et son cœur fit un bond. Son bras était à nouveau gonflé lui aussi et quelques veines transparaissaient sous sa peau sèche.
Elle se souvint alors du récit que Foudre lui avait fait de leur rencontre avec les Diables alors qu’elles survolaient la Grande Montagne Enneigée en ballon. D’après elle, le Diable Fou pouvait effectuer deux lancers successifs cependant, le second perdait beaucoup en intensité et le bras sur lequel était incrustée la Pierre Magique devenait inutile. À l’entendre, c’était une technique autodestructrice qui ne présentait guère de danger.
Comme elle avait été stupide de la croire! À cause de cette idiote, elle avait bien failli se faire tuer!
Même si cette tentative désespérée causait aux Diables un violent contrecoup, elle était en mesure de causer de gros dommages à leur adversaire, en particuliers s’ils étaient déjà en très mauvaise posture, comme c’était le cas. Au Pays des Sables, il existait un dicton qui résumait très bien la situation : “Méfiez-vous des chasseurs acculés.” Comme ils n’avaient plus rien à perdre, leurs derniers coups seraient inévitablement dévastateurs.
Cependant, seule une Extraordinaire aurait été en mesure d’empêcher Loélia de bouger. Ce Diable, lui ne le pouvait pas. La Princesse eût tôt fait de comprendre que son but était uniquement de la ralentir, de sorte que si elle tentait de se retourner ou d’esquiver, elle ne puisse échapper au coup fatal de son comparse.
En quelques secondes à peine, le bras du Diable Fou avait atteint sa taille maximale. Du sang bleu sortait de sa peau craquelée et on aurait dit que son membre risquait à tout moment d’éclater.
Il attrapa sa dernière lance et la dirigea vers la femme-loup.
Celle-ci n’ayant plus le choix, elle devait tenter le tout pour le tout.
Elle ouvrit grand les yeux et se concentra sur chacun des gestes de l’ennemi. Elle n’entendit plus rien que les battements de son cœur. Et au moment où son adversaire lançait son arme, elle interrompit net le flux du pouvoir magique dans son corps.
Celui-ci se mit aussitôt à rapetisser, de sorte que le Diable qui, jusque-là, la tenait étroitement serrée, devint la cible du lanceur.
Telle une traînée de lumière, la lance qui fendait l’air en direction de l’énorme loup du désert transperça le corps du Diable au bras brisé au moment même où la sorcière reprenait forme humaine.
Elle avait gagné.
Le lancier, qui ne s’attendait pas à cela, saisit son bras désormais desséché et alors que la Princesse s’approchait de lui, murmura, abasourdi :
– « Ta… qui… »
Loélia changea alors l’une de ses mains en patte de loup et écrasa le casque du Diable. La brume rouge se dispersa et le monstre s’écroula sur le sol.
Seulement alors elle osa se détendre et laissa échapper un long soupir.
Elle venait de vaincre deux Diables!
Ils n’étaient donc pas aussi puissants qu’on le disait.
Si leur capacité de renforcer leur bras leur donnait une force incroyable, ils n’avaient aucune habileté au combat et se fiaient essentiellement à l’instinct, perdant ainsi l’avantage du talent et de leur excellente condition physique. Sur le chemin à parcourir pour devenir un guerrier, ces Diables n’étaient pas allés très loin aussi était-elle persuadée que si elle en croisait d’autres, la chasse deviendrait plus facile.
Ces vastes Terres Barbares allaient devenir son meilleur terrain d’entraînement.
Soudain Loélia entendit de puissantes vibrations, comme si la terre tremblait sous l’effet d’un immense et puissant raz de marée.
« Comment est-ce possible ? »
Elle fronça légèrement les sourcils et dressa les oreilles. Les terres où elle se trouvait étaient proches de Graycastle et non de la mer comme c’était le cas pour la Région de l’Extrême Sud. Il était donc impossible qu’elle entende les vagues. Était-ce une inondation ? Non, ce n’était pas possible car il n’y avait pas de rivière à proximité.
Loélia regarda autour d’elle et grimpa sur le plus grand arbre qu’elle ait pu trouver.
Le tremblement venait des ruines de Taquila.
Tandis qu’elle atteignait l’extrémité de l’une des branches, la femme-loup aperçut dans le lointain une multitude de Diables qui s’avançaient, tels une marée noire au-dessus de laquelle des centaines de Démon Volants volaient en formation.
Le plus inconcevable était ces monstres colossaux qui se dirigeaient vers les ruines. Ils étaient aussi hauts que des immeubles de dix étages et leurs quatre jambes tordues pouvaient presque franchir d’une enjambée les remparts de Taquila. N’importe qui, face à eux, aurait l’air insignifiant et perdrait toute volonté de se battre.
Loélia leva les yeux vers le ciel, particulièrement bleu après la pluie à l’exception de quelques nuages blancs. De temps à autres soufflait une légère brise. Tout était calme et paisible.
Aucune trace de la Lune Sanglante dont Foudre lui avait dit qu’elle annonçait la fin des temps, ni de la sombre et déprimante Brume Rouge.
Mais elle savait que l’heure des bouleversements était imminente.