« De deux choses l’une : soit l’Église a menti, soit ce sont les religieuses », pensa Isabella.
Ceci dit, elles ne voyaient aucune raison pour que ces dernières aient inventé cet ordre. Leur abandon parlait de lui-même. À en juger par leurs visages pâles et émaciés, encore deux semaines de famine et il n’y aurait plus personne au monastère.
Mais si l’Église avait menti, qu’avaient-ils l’intention de faire en rappelant tout leur personnel à Hermès et en laissant l’Échelle des Nuages et la Vieille Cité Sainte sans surveillance ?
Isabella mit de côté ses hypothèses, regarda la religieuse qui semblait être à la tête de la communauté et demanda :
– « Comment dois-je vous appeler ? »
– « Je m’appelle Automne, Votre Sainteté. »
– « N’avez-vous jamais pensé à quitter cet endroit ? »
– « Comment ? Mais… pourquoi ? »
La religieuse semblait surprise.
– « Certes, les murs sont hauts et la porte épaisse, mais ils ne sont pas infranchissables. En six semaines, vous auriez pu construire une échelle ou empiler du bois de chauffage au bas de la porte pour brûler les planches et faire fondre la chaîne, n’importe quoi, pourvu que vous puissiez partir », dit Isabella qui, perplexe, s’efforçait de comprendre la situation. « Si vous étiez en mesure d’envoyer un délégué à Hermès, pourquoi n’avoir pas quitté les lieux ? Privées de vivres, vous courrez droit à la mort, Royaume de l’Aube ou pas. »
Automne demeura un long moment silencieuse avant de murmurer :
– « Mais…. Pour aller où ? »
À cette question, toutes les occupantes du monastère avaient baissé la tête :
– « Je n’ai jamais quitté le cloître … »
– « Moi non plus. »
– « Nous n’avons peut-être pas beaucoup à manger, mais au moins avons-nous quelque chose. Je doute que le monde extérieur nous offre mieux », renchérit une orpheline.
– « Nous devrions recommencer à mendier, tout comme autrefois! »
– « Le livre dit que nous ne devons pas prendre la mendicité pour acquis. »
– « Je ne… veux plus revivre ça. »
Devant leurs regards hébétés, Isabella comprit que si elles étaient restées sur place c’était bien moins par ordre de l’Église que parce qu’elles étaient habituées à cette vie. Finalement, les choses n’allaient ni bien, ni mal. Elle n’aurait pas grand mal avec ces religieuses. Il lui suffirait simplement d’éradiquer celles qui était restées loyales envers la Cité Sainte. Par contre, si toutes les orphelines s’obstinaient à ne pas trahir l’Église, cela risquait de poser problème à Sa Majesté.
Elle prit une profonde inspiration et demanda doucement :
– « Encore une chose : pourquoi vous adressez-vous à moi comme si j’étais le Pape, »
Intimidée, Automne hésita un moment avant de répondre :
– « Eh bien… comme le Pape Mayne est mort ainsi que les trois Archevêques et que personne n’a été ordonné, nous nous devons, comme l’exige le règlement de l’Église, d’encourager les subordonnés à combler les lacunes. Or vous êtes la plus proche du Temple Sacré.
– « Votre Sainteté Isabella! Aidez-nous, je vous en supplie! »
– « Ne nous abandonnez pas! Nous sommes prêtes à accepter n’importe quelle punition! »
– « S’il vous plaît, ramenez-nous à Hermès! » Supplièrent une nouvelle fois les nonnes.
« J’ai l’impression que si elles me donnent le titre de Pape, c’est surtout pour regagner l’attention de l’Église », pensa la sorcière.
Si le règlement n’était pas valable pour le sommet de la hiérarchie, ceux qui se noyaient aux derniers échelons s’en moquaient éperdument, se raccrochant à tout ce qui était susceptible de leur sauver la vie, fusse un fragile brin de paille.
À cette pensée, Isabella eut une idée.
– « Ecoutez-moi bien! Je suis ici pour vous dire quelque chose de très important. »
Toutes retinrent leur souffle.
« Il s’est produit des changements dans l’Église », annonça-t-elle d’une voix forte. « Mayne n’a jamais été réellement Pape. Non seulement il a trahi le Seigneur O’Brien, mais il a également usurpé le trône alors que le précédent Pape avait désigné son successeur. »
Ces paroles eurent l’effet d’une pierre que l’on jetterait dans l’eau, générant de nombreuses ondulations. Un brouhaha monta de l’auditoire.
– « Il souhaite que ce soit Cléo, sa première Purifiée, qui lui succède », reprit Isabella. Elle ne savait pas ce que Sa Majesté en penserait, mais puisqu’elle avait commencé, elle ferait de son mieux. « Graycastle n’est pas notre ennemi. Le Pape O’Brien avait même l’intention de s’allier à ce royaume pour se défendre contre nos véritables adversaires. »
– « Voulez-vous parler des bêtes démoniaques ? » Demanda quelqu’un.
– « Non, de créatures encore plus terrifiantes que ces bêtes », répondit la sorcière. « On en parle dans certains des canons auxquels seuls quelques membres de l’Église ont accès. Comme Mayne ne voulait pas voir Cléo prendre le pouvoir, il s’est révolté et lui a tendu un piège alors qu’elle s’apprêtait à partir porter un message à Graycastle. C’est d’ailleurs ce qui a causé la Bataille de la Crête du Vent Glacé. Si j’ai survécu, les initiateurs de cette rébellion, eux, sont tous morts en moins d’un mois, sans aucun doute punis par les Dieux. »
« Vous n’avez pas à mener de lutte ultime ni à garder le monastère jusqu’à la mort. » Sur ce, elle marqua une courte pause avant d’ajouter : « Vous êtes désormais en sécurité. »
Religieuses et orphelines ne pouvaient en croire leurs oreilles.
– « Mais … ne seront-nous pas punies pour avoir tué des prêtres ? »
– « Ayant déshonoré leur titre, ils ne méritaient plus d’occuper ces postes. J’ai donc décidé de vous faire grâce à toutes. »
Il y a eu un moment de silence, puis de furieuses acclamations retentirent :
– « Oh Merci! Comme votre Sainteté est miséricordieuse! »
– « Longue vie au Pape Isabella! »
– « Longue vie à Votre Sainteté. »
La sorcière fit un signe des mains vers le bas pour réclamer le silence :
– « Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas le Pape, seulement son exécuteur comme je l’ai toujours été. Le règlement, en effet, ne me permet pas d’occuper ce poste. »
– « Mais vous représentez tout de même l’Église d’Hermès! » Souligna Automne, ravie.
– « J’ai une mission à vous confier », annonça Isabella d’un ton clair et résolu. « Mais d’abord, vous allez manger à votre faim. »
À nouveau, religieuses et orphelines s’agenouillèrent, se relevèrent et répondirent :
– « Nous sommes à votre service. »
Isabella savait pertinemment que si ces femmes se ralliaient à elle, ce n’était pas par conviction. Abandonnées et sans espoir, elles auraient fait n’importe quoi pour retourner au sein de l’Église, que celles-ci soit réelle ou pas.
En supposant que la véritable Église d’Hermès soit toujours debout, elles auraient toujours le temps de se demander si elles avaient fait le bon choix une fois tirées de cette pénible situation et après avoir pris le temps de s’apaiser. Mais ce n’était pas encore le moment.
Lorsque la Première Armée arriverait, tout ce qu’elle avait annoncé deviendrait réalité.
Ce n’était qu’en brisant leurs anciennes croyances et en montant une histoire à demi-vraie pour en faire le nouveau concept qu’elle donnerait au Roi la possibilité de prendre le contrôle total du pays.
– « C’est très simple », reprit Isabella. « Je voudrais que vous rameniez l’ordre dans la Vieille Cité Sainte. Automne, vous rassemblerez les résidentes du monastère et leur rapporterez mes paroles. Vous veillerez également à ce que toutes les enfants aient mangé avant la tombée de la nuit. En cas de problème, la Première Armée de Graycastle vous aidera. Ils sont parfaitement informés que ce sont Mayne et ses comparses qui ont trahi, aussi ne vous feront-ils pas de difficulté. Après cela, vous irez porter la nouvelle à chaque foyer et noterez les noms de ceux qui sont partis et de ceux qui sont restés. Si vous rencontrez des prêtres ayant trahi ou des croyants, faites-le moi savoir immédiatement. »
Au fur et à mesure qu’elle donnait ses ordres, les religieuses acquiesçaient et s’exécutaient. La situation n’allait pas s’améliorer comme par magie, pourtant, leurs regards exprimaient une nouvelle lueur d’espoir.
Une religieuse était sur le point de faire sortir les jeunes filles en ordre lorsque soudain, l’une d’entre elles s’inclina bien bas devant la sorcière, bientôt suivie de ses compagnes.
– « Merci, Dame Isabella. »
– « Vous êtes si bonne, Madame! »
– « Jamais je ne vous oublierai. »
« Elles me remercient… » Pensa la sorcière, perdue dans ses pensées, en fermant un peu les yeux. Depuis qu’elle était devenue une Purifiée, elle n’avait reçu que haine et malédictions, mais jamais de remerciements.
Cependant, si elle agissait ainsi, ce n’était pas pour gagner la reconnaissance mais pour atteindre son but, but pour lequel, s’il l’avait fallu, elle n’aurait pas hésité à tuer tous ces gens. À ces yeux, ces remerciements étaient superflus.
Ceci dit, elle éprouvait une émotion jamais ressentie auparavant, une sorte de chaleur et la légère impression que son cœur se dilatait. Elle qui pensait devoir résister à ce sentiment se rendit compte qu’il n’était pas aussi déplaisant qu’elle l’aurait cru.
Était-cela le but que poursuivait le Roi ?
Isabella poussa un profond soupir et suivit lentement la file jusqu’au camp.