Contraint de suivre les soldats, Tanguy réalisa qu’il avait sous-estimé la puissance de cette armée.
Sur ce front de cinq cent mètres de longs, pas de combats au corps à corps, pas d’affrontements sanglants ni de pluie de flèche. Les soldats de la Première Armée se contentaient de tirer et l’ennemi tombait au rythme des coups de feu.
Si ce n’étaient les cris stridents tout autour de lui, le marchand se serait cru au spectacle.
Il comprit enfin ce que voulait dire Nail par “Vous allez voir comment se battent nos soldats”.
Jamais encore il n’avait vu d’armée aussi disciplinée et bien organisée. Décidément, les soldats étaient aussi remarquables que leurs armes meurtrières! Ces centaines de soldats se comportaient comme s’ils ne formaient qu’un seul homme. Avant le lever du soleil, conformément à leur plan, ils étaient venus prendre leur position et se préparer à l’embuscade. Il n’y avait personne pour les superviser au cours de cette opération et pourtant, les cinq escadrons travaillaient en étroite collaboration, chacun étant concentré sur son devoir. Face D’Aigle lui-même, qui ne voulait pas rester au camp, s’était joint à eux. Chaque ordre donné était aussitôt exécuté. Tanguy se dit que sans ces excellents soldats, les armes seules n’auraient pas suffi à obtenir une telle victoire.
Il avait quitté Hermès au bon moment, sans quoi, lorsque la Première Armée se serait emparée de la ville, il aurait pu être accusé de financer l’ennemi.
– « Eh Bien! » Soupira-t-il intérieurement, « je n’aurais jamais cru qu’il soit aussi risqué de faire des affaires à l’extérieur! Si jamais j’ai la chance de rentrer sain et sauf, plus jamais je ne quitterai la Cité de la Nuit Éternelle. J’établirai mon commerce en ville et même si je ne gagne pas énormément, ce sera bien suffisant pour pourvoir aux besoins de ma famille.
Et Fleur, du “Paradis Terrestre”… Je dois beaucoup lui manquer!
Comme j’aurais aimé pouvoir rentrer plus tôt chez moi! »
Le soir venu, Face D’Aigle entra dans une tente temporairement dressée pour les réunions, salua Edith et lui remit son rapport.
– « Le champ de bataille est pratiquement nettoyé », annonça-t-il. « Je vous ai fait un bref résumé des rapports de chaque équipe. »
– « Vous avez fait du bon travail, je vous en remercie », répondit la Perle de la Région du Nord avant de parcourir rapidement le document.
Comme elle l’espérait, la Première Armée ne déplorait pas de victimes. En revanche, plus de mille morts et six cents blessés avaient été recensés dans le camp ennemi. La plupart ayant été tués au cours des explosions ou en tentant de fuir, on estimait que ce combat avait réduit de 20% les effectifs du Royaume de l’Aube. Si les armes à feu avaient accru leur désarroi, elles n’avaient pas fait beaucoup de morts.
Ce résultat était conforme aux prévisions de l’État-Major.
En tenant compte du peu d’effectif dont disposaient les troupes de la Région du Nord, du fait qu’à elle seule, l’Arche Magique ne pouvait transporter qu’une quantité limitée de munitions et du manque de moyens efficaces pour poursuivre et éliminer leurs ennemis, les soldats n’avaient pas d’autre solution que laisser s’enfuir la plupart de leurs adversaires. Mais à partir du moment où l’armée avait réussi à les mettre en fuite, cette opération pouvait être considérée comme un succès.
Le combat terminé, plus de mille huit cent personnes, abandonnant leurs armes, s’étaient rendues, dont vingt-cinq nobles. Au plus haut rang était un Comte qui se présentait comme le Seigneur des Fleurs, mais Edith était plus intriguée par un Baron du nom de Rémi Payton. Selon les rapports, alors que tous avaient promis de payer la rançon et exigé un traitement préférentiel, Rémi, lui, avait souligné à plusieurs reprises qu’il connaissait depuis longtemps un haut fonctionnaire de Graycastle et était un ami du Roi.
– « A-t-il vraiment dit ça ? » Demanda la jeune femme à Face D’Aigle en agitant le document qu’elle tenait à la main.
– « Soit ce sont des balivernes, soit ce gars s’imagine que Timothy est encore le Roi », répondit le commandant adjoint. « Qu’allez-vous faire de ces aristocrates ? »
– « Nous ne pouvons pas permettre à leur famille de payer leur rançon. Jetez-les au cachot, ils pourraient nous être utiles par la suite. Par contre, relâchez immédiatement les autres captifs. Nous n’avons pas de quoi les nourrir. »
– « Entendu. »
– « Avez-vous trouvé Alban Misra, le Roi de l’Aube ? »
– « Nous avons examiné tous les cadavres sans trouver quiconque qui lui ressemble », répondit Face D’Aigle. « Mais un captif interrogé a déclaré qu’il avait vu Alban et ses chevaliers fuir le champ de bataille. D’après ses dires, ils auraient changé de vêtements et n’avaient avec eux ni drapeaux ni quoi que ce soit qui puisse porter le blason de la famille royale. Les chevaliers du Roi auraient également arrêté tous ceux qui souhaitaient fuir avec eux. Ceci dit, il n’en était pas certain dans la mesure où il a vu cela de loin et dans un moment où les troupes du Royaume de l’Aube étaient totalement en panique. »
– « Où était ce prisonnier lorsqu’il a assisté à cette scène ? »
– « Dans la Vieille Cité Sainte. »
– « Dans ce cas, il y a de fortes chances pour que ce soit bien Alban », répondit Edith en haussant les épaules. « Pour diriger une si grande armée, la présence du Roi est impérative et s’il est présent, où pensez-vous qu’il soit placé ? »
– « Euh…. En tête de la procession ? »
Face D’Aigle n’était pas sûr de lui.
– « Plus exactement derrière les troupe d’avant-garde », répondit-elle. « La Vieille Cité Sainte n’ayant pas de remparts, le premier à y entrer est celui qui remporte le plus gros butin. Aussi, s’il voulait être certain d’être en tête, il a sans doute placé ses chevaliers personnels à l’avant-garde afin qu’ils éliminent toute menace éventuelle et veillent à ses propres intérêts. »
– « Vous voulez dire qu’Alban et ses chevaliers étaient déjà entrés dans la ville lorsque nous avons lancé l’Opération Bombardier ? »
– « Tout à fait, et c’est ce qui explique pourquoi il a survécu aux attaques aériennes de Maggie et Colibri et a eu suffisamment de temps pour évaluer la situation et décider dans quelle direction il allait fuir. Je dois reconnaître qu’en mettant de côté sa dignité et en se déguisant pour s’enfuir, il s’est montré très avisé », souligna Edith avec un sourire en coin avant de s’humecter les lèvres.
– « Bon sang! Nous avons laissé le gros poisson s’échapper! » S’écria le commandant adjoint, furieux. « J’aurais dû organiser une équipe de poursuite… »
– « C’aurait été inutile », coupa la jeune femme. « La plaine est si vaste qu’à moins de savoir à l’avance par où il avait l’intention de fuir, vous n’auriez jamais pu le rattraper. Si notre embuscade a réussi, c’est parce que nous avons pleinement tiré parti de leurs habitudes de retraites et de leur mentalité de troupeau. S’ils avaient décidé de fuir par les champs de blé de l’autre côté de la route, notre victoire n’aurait pas été aussi facile. »
Quoique d’accord avec elle, le commandant adjoint était très fâché de ne pas avoir réussi à attraper Alban.
– « Ne vous en veuillez pas », ajouta Edith en souriant. « Peut-être même est-ce une bonne chose pour nous. »
Face d’Aigle, intrigué, releva la tête :
– « Comment ça ? »
– « C’est compliqué à expliquer. Sachez seulement que, la peur étant contagieuse, lorsque les habitants du Royaume de l’Aube réaliseront à quel point nous sommes impressionnants, ils n’oseront plus minimiser l’avertissement de Sa Majesté. » Elle marqua une pause avant d’ajouter : « Alban Misra n’est pas au bout de ses peines. »
Sachant qu’elle n’en dirait pas davantage, Face D’Aigle coupa court et demanda :
– « Qu’allons-nous faire à présent ? Prendre possession de la Vieille Cité Sainte ? »
– « Nous ne sommes pas assez nombreux », répondit aussitôt Edith. « Attendons un peu. Maggie est partie chercher quelqu’un d’essentiel pour cette mission. Avec son aide et si tout se passe bien, nous n’aurons peut-être pas d’efforts à faire pour prendre possession de la ville. »