« Des renforts ? Est-il seulement conscient de ce qu’il avance ? » Pensa Tanguy avec une grimace. « Si ces renforts ne peuvent pas passer par le sentier, c’est totalement inutile. À moins qu’il ne fasse allusion à des forces capables de pulvériser instantanément Hermès et de traverser les ruines de la Cité Sainte ? Mais dans ce cas, il leur faudrait au moins une douzaine de jours pour préparer leur coup. »  

Voyant que Nail n’avait aucunement l’intention de s’attarder sur le sujet, le marchand renonça à poser davantage de questions.

L’une des entrées de l’Échelle des Nuages était une caverne située dans une falaise, non loin de la Crête du Vent Glacé et à peine visible de l’extérieur. Lorsqu’enfin ils aperçurent le ciel, les trois hommes eurent le sentiment de se retrouver dans les airs. L’humidité ambiante et les nuages qui voilaient le sentier leur donnant l’impression de monter vers les cieux, ils comprirent pourquoi on avait surnommé ainsi ce passage.

Même si le chemin était parfois dangereux, il restait relativement fiable par beau temps.  Afin de dissuader la Première Armée de l’emprunter, Tanguy avait délibérément exagéré les dangers et s’était bien gardé de dire que des marchands, pour pouvoir l’utiliser le plus souvent possible et ainsi éviter les taxes, avaient stabilisé la grotte et renforcé le sentier à l’aide de planches et de cales.

En l’espace d’une journée, le marchand et ses compagnons de voyage avaient déjà fait trois allers-retours. En effet, la Cité Sainte n’ayant pas construit de routes de montagnes ni de cols, ce sentier, qui réduisait considérablement la distance, serait beaucoup plus utile à l’infanterie légère que la route principale.

À plusieurs reprises, Tanguy vit Nail prendre des notes dans un petit carnet. Si la plupart étaient écrites dans un langage compréhensible par tous sur le continent, il remarqua également des symboles étranges. S’il ne l’avait pas vu de ses propres yeux, jamais le marchand n’aurait pu croire qu’un soldat, qui non seulement savait lire et écrire, possédait en outre des connaissances qu’il ignorait.

En effet, il avait dépensé beaucoup d’argent pour se former à la gestion des affaires et rejoint une Chambre de Commerce pour apprendre la comptabilité et l’art de consigner ses transactions. Si Nail savait lire et écrire, pourquoi avait-il choisi d’être soldat et de risquer sa vie ? Certes, l’armée du Roi était impressionnante, cependant, étant donné qu’il n’y avait pas de guerres sans morts, il n’aurait jamais aucune certitude de ne pas être le prochain.

Mais en discutant, Tanguy apprit avec surprise que tous les membres de la Première Armée savaient lire et écrire. Ce n’étaient pas là des compétences de haut niveau.

« Bon sang, qu’ont-ils donc en tête ?! » Se demanda-t-il, confus.

Il faisait presque nuit lorsqu’ils rentrèrent au camp.  Autour de la tente, un groupe de soldats bavardait avec enthousiasme, les yeux rivés sur le feu.

– « On dirait bien que les renforts sont arrivés », dit Nail en souriant.

– « C’est aussi mon avis », renchérit Oncle Sam. « Je me demande qui nous allons retrouver, cette fois. »

– « Je parie que Mesdemoiselles Foudre et Maggie en font partie. Allons voir! » répondit le chef d’unité en accélérant le pas.

« Mesdemoiselles ?! Les renforts qu’ils attendaient seraient donc des femmes ? »

Intrigué, Tanguy leur emboîta le pas, trouva un espace dégagé, se haussa sur la pointe des pieds et suivit la direction des regards.

En apercevant les fameux renforts, il crut qu’il allait s’évanouir.

« Bon sang! Mais ce ne sont que des gamines! »

À en juger par le visage poupin et les yeux brillants de celle dont les cheveux atteignaient presque le sol, elle ne devait guère avoir plus de dix ans! Quoique les autres semblassent un peu plus âgées, toutes avaient l’air menues et fragiles, leurs membres étant encore plus minces que son poing.

« Jamais elles ne pourront lever une épée sur le champ de bataille! » Pensa-t-il. « C’est ridicule! Mais…une minute… »

Si, dans un premier temps, il n’avait pas remarqué leur extraordinaire beauté, lorsqu’il les vit se rassembler, l’idée lui vint aussitôt qu’il devait s’agir de sorcières.

Mais de son point de vue, ces femmes n’étaient pas aussi terribles que les gens le prétendaient car si vraiment elles avaient le pouvoir des démons, elles auraient depuis longtemps détruit l’Église et les royaumes terrestres. Tanguy, qui était un commerçant ayant du vécu et bien informé, savait pertinemment qu’il suffisait à un chevalier d’utiliser une Pierre du Châtiment Divin pour pouvoir éliminer plusieurs sorcières à la fois. Leur pouvoir devenu inutile, elles n’étaient pas plus fortes que le commun des mortels.

Mais c’était sans compter sur l’influence d’un tiers.  

Retenant son souffle, le marchand posa son regard sur une femme aux cheveux verts, certain de l’avoir déjà vue lors d’une cérémonie à la Cité de la Nuit Éternelle. Comment aurait-il pu oublier cette créature élégante au tempérament si particulier qui, quoiqu’elle ne fut pas la plus jolie femme présente ce jour-là, était sans doute la plus remarquable qu’il ait jamais rencontrée lors de festivités.

C’était Edith, fille du Duc Kant, plus connue sous le surnom de Perle de la Région du Nord.

Charmante en société, elle pouvait également se montrer vaillante et intrépide lorsqu’il était question de décapiter ses ennemis avec sa longue épée au cours d’un combat. Le bruit courait que ses compétences en escrime étaient aussi remarquables que son physique. Cependant, les gens redoutaient particulièrement sa façon d’agir imprévisible, voire un peu excentrique, tous ceux qui avaient eu un jour le malheur de la mépriser sous prétexte qu’elle était une femme payèrent chèrement leur insolence. Il existait suffisamment d’anecdotes au sujet de la Perle de la Région du Nord pour que les habitants de la ville puissent en discuter pendant des nuits entières.

De toute évidence, le Duc Kant avait pris parti pour le nouveau Roi, sans quoi jamais il n’aurait laissé sa fille chérie venir seule au camp militaire sans la protection de gardes. De plus, à voir le respect avec lequel le commandant adjoint du bataillon traitait Edith, Tanguy eut le sentiment que même hors de sa terre natale, elle ne déshonorait pas son titre de “Perle”.

Cette armée, si puissante qu’elle avait vaincu l’Église, avec l’aide d’Edith Kant et des sorcières, allait certainement causer de gros problèmes aux troupes du Royaume de l’Aube.

Mais il n’y avait pas que les “renforts” pour intriguer le commerçant.  

Non loin du feu, en effet, se trouvait une étrange structure de fer dont la symétrie évoquait celle d’une palanche avec, à chaque extrémité, un cadre contenant quatre rangées de cylindres métalliques aux bouts pointus. Tanguy ne comprit pas immédiatement de quoi ils étaient faits.

Un peu troublé, il les examina longuement et finit par comprendre la raison de son inquiétude.

Aussi hauts qu’un homme, les neuf cylindres, étaient presque identiques. De leur grosse tête à leur queue pointue, tous avaient la même courbe lisse!

Le marchand se sentit soudain les mains moites. En effet, le métal étant le matériau le plus dur existant au monde, il fallait le fondre et le marteler à plusieurs reprises avant de pouvoir lui donner une forme déterminée et d’après les forgerons qu’il connaissait, il fallait beaucoup d’habileté pour forger une ferronnerie de forme agréable et à la surface lisse.

Quelle technique fantastique que celle ayant permis de donner une telle courbe à un morceau de fer long de cinq pieds! De plus, il y en avait neuf!

S’il venait à raconter cela aux forgerons de la Cité de la Nuit Éternelle, ils se moqueraient de lui et le prendraient pour un ignorant!

On aurait pu penser que ces cylindres étaient des œuvres d’art, mais à voir leur teinte grisâtre et la négligence avec laquelle ils étaient rangés, ce n’était visiblement pas le cas.

Étant donné qu’ils avaient été amenés ici par les “renforts”, il devait s’agir d’une arme d’un type particulier.

Une arme qui, quoique robuste, offrait un certain esthétisme agréable à regarder. Tanguy eut alors un choc indescriptible jamais ressenti jusque-là.

Il ravala avec peine sa salive et se dit que désormais, on ne pourrait plus dire de lui qu’il était “bien informé”.

De toute évidence, ces gens avaient une conception de la guerre qui dépassait l’entendement.