– « Le Roi arrive! »
Depuis que les troupes de Roland étaient entrées à la Cité Écarlate, les discussions allaient bon train dans les rues et les ruelles de l’ancienne capitale. Ce fut pire encore lorsque les gens apprirent que le Seigneur de la Cité D’Argent avait accepté de se soumettre. Bien qu’une fraction de la population ait souligné à plusieurs reprises que Roland n’était pas encore monté sur le trône, la plupart des gens du peuple étaient d’avis que celui qu’un an auparavant on appelait encore l’envahisseur ou le roi rebelle était le véritable souverain de Graycastle. Sans doute venait-il là pour être couronné.
Mais le nouveau Roi ne semblait pas pressé, dans la mesure où il passait plusieurs semaines dans chaque ville qu’il traversait. Le temps qu’il prenne la direction de la Cité Écarlate, c’était déjà le milieu de l’été.
La chaleur, cependant, n’empêchait pas les gens de manifester leur enthousiasme. En effet, dans toutes les tavernes, on ne parlait que du couronnement. Des rubans colorés décoraient les rues principales et toutes les maisons à étage situées près du palais avaient été louées. L’ancienne Cité du Roi, autrefois désolée, semblait avoir recouvré sa gloire d’antan, sans doute parce que cela rappelaient aux citoyens ce que devait-être une véritable capitale.
La dernière visite de Roland sur ce territoire remontait à plus d’un an.
Roland fit son entrée sous une pluie de pétales jetées par les jeunes filles de la région et les acclamations enflammées de la foule. Mais cette manifestation était plus une coutume qu’un geste destiné à louer sa sagesse et sa bienveillance.
Parmi eux se trouvaient Nini et Pod qui, parce qu’ils vivaient dans une tour située à proximité de la rue principale, étaient les mieux placés pour assister au spectacle. Leurs parents étant trop occupés à recevoir les éventuels locataires, ils avaient ainsi pu grimper au sommet de la tour et s’allonger sur le toit de brique rouge pour voir cette grande armée entrer dans la ville.
– « Les voilà! » S’écria Nini. « Est-ce le Roi, là, dans ce carrosse ? Il a l’air jeune! » ajouta-t-elle, surprise. « Hé, regarde! Il nous fait signe! Jamais le Seigneur Timothy n’aurait fait une chose pareille! »
– « Mais non », répondit Pod en haussant les épaules. « Il salue tous les gens sur son passage. Nous sommes bien trop haut pour qu’il puisse nous voir! »
– « Mais si je ne me trompe, nous faisons nous aussi partie de ces gens », souligna Nini a juste titre. « Je le trouve beaucoup plus beau que son prédécesseur. »
– « Voilà donc ce bon Roi qui a pendu bon nombre de nobles, dont Timothy, son propre frère! Les potences, qui devaient être temporaires, sont toujours présentes sur la place. Je crois bien que ce Roi a tué plus de monde ici que n’importe qui, y compris les Rats.
– « Mais pourquoi passes-tu ton temps à me contredire ? » Demanda Nini.
– « Parce que je ne l’aime pas », répondit Pod avec une grimace. « Il n’a jamais voulu s’installer ici et il ne cesse de pousser les gens à partir pour la Région de l’Ouest, où, soit disant, il y aurait davantage d’emploi. Mais nous ? La moitié des clients de notre père ont déserté la taverne. Ne croyez-vous pas que c’est sa faute ? »
– « Vous préfériez donc son frère aîné ? »
– « Je ne l’aimais pas davantage. Il a semé la pagaille dans toute la ville rien que pour s’emparer des sorcières! Je préférais de loin le vieux Roi, lui au moins, il n’aurait jamais… »
– « Seigneur! Regardez la jeune fille qui accompagne Sa Majesté! » Coupa soudain Nini en pointant du doigt le carrosse du Roi. « Elle se retourne! Dieu qu’elle est belle! »
Démuni, Pod soupira.
Le public avait les yeux rivés sur l’inconnue. En effet, pour se trouver dans la calèche du Roi, sa position ne laissait aucun doute dans les esprits. Dans les rues, les conversations s’intensifièrent, les gens étant captivés par cette étrange et belle jeune femme.
Soudain, un curieux sifflement retentit et avant même que les deux jeunes gens n’aient eu le temps de réaliser ce qui se passait, une silhouette grise passa comme une flèche devant eux et fila droit vers la tour. On entendit des cris de panique et un bruit de verres brisés.
– « Qu’est-ce que c’était ? » Demanda Nini, surprise.
– « Je n’en ai aucune idée mais il semblerait que cela vienne de chez nous! Allons jeter un coup d’œil ! » Dit Pod en se relevant précipitamment.
– « D’accord! »
Ils descendirent par où ils étaient montés et se glissèrent dans la taverne par une fenêtre ouverte. À leur grande surprise, des guerriers en armure entouraient les clients. Il y avait de l’alcool partout sur le sol, ainsi que de l’eau, des fragments de bol et de coupes et des plumes d’oiseau.
Pensant aussitôt que ce qu’avait dit Pod au sujet de Sa Majesté avait pu être entendu, Nini voulut lui bâillonner la bouche, l’emmener se cacher quelque part, et quoi qu’il advienne, ne faire aucun bruit.
Mais elle n’en eut pas l’occasion car les soldats, qui avaient remarqué l’entrée de ces deux hôtes indésirables, leur adressèrent un sourire au lieu de les arrêter.
Quelques minutes plus tard, ils sortirent les uns après les autres, laissant là les parents de Pod et les clients stupéfaits. Celui qui semblait être leur chef alla même jusqu’à déposer dix Royals d’argent dans la main de l’aubergiste.
Nini attendit que tous les soldats soient partis et alla trouver ses parents :
– « Que s’est-il passé ? » Demanda-t-elle.
– « Quelque chose d’incroyable », répondit son père, tout excité, en faisant de grands gestes. « Au moment même où la garde d’honneur du Roi tournait au coin de la rue, l’un de nos clients a sorti une arbalète et visé Sa Majesté! »
– « Et alors ? » Demanda Nini, le souffle court.
– « Nous avons eu très peur, car s’il avait tiré cette flèche, nous aurions eu de gros ennuis. Mais heureusement, un oiseau, ou plutôt une jeune femme, a surgi et empêché ce gars de tirer. »
– « Une jeune femme ? »
– « Pas tout à fait. Elle est arrivée sous forme d’oiseau mais lorsqu’elle a frappé ce gars à la tête, c’était une jeune fille, une jeune fille de votre âge », dit un client. « Jusqu’à ce que l’arbalète soit jetée au sol, nous étions tous dans un état second. Puis, nous avons immobilisé le tueur et c’est alors que ces guerriers ont enfoncé la porte. »
– « Êtes-vous certain d’avoir bien vu ? » Demanda Pod, perplexe. « Cet oiseau, ou plutôt cette personne, où est-elle à présent ? Auriez-vous bu de l’Eau des Rêves et halluciné ? »
– « Le temps que nous maîtrisions l’assassin, elle était déjà partie », répondit le Père. Puis, levant la main, il donna une gifle à sur la nuque de son fils qui chancela : « Oseriez-vous douter de moi ? Vous voilà bon pour une punition! »
L’assistance éclata de rire.
Pendant ce temps, Nini, intriguée par ces plumes, plus grandes et plus douces que celles des colombes ordinaires, les ramassa, les piqua dans ses cheveux et se regarda dans un miroir avec l’impression de voler. Ravie, la jeune fille se dit qu’elle allait pouvoir s’en faire une coiffe.
Cette tentative d’assassinat fut vite oubliée et les gens se remirent à discuter au sujet du Roi et de ses partisans, sans savoir qu’au moins dix incidents de ce genre avaient déjà eu lieu.
Mais grâce à Sylvie, qui veillait, aucune de ces tentatives isolées et hasardeuses n’avait abouti, la plupart des criminels ayant, de surcroît, été arrêtés par les soldats avant même de pouvoir passer à l’acte.
– « Bon travail », dit Roland à la voiture qui le suivait, tout en continuant de saluer la foule. « Je n’aurais jamais cru qu’il resterait autant de groupuscules dans cette ancienne capitale. De toute évidence, la ville n’est pas aussi tranquille que nous aurions pu le supposer. »
– « Mais de rien, Votre Majesté », répondit Sylvie.
– « Si vous aviez un doute sur la sécurité de cette ville, pourquoi y êtes-vous entré ? » Dit Ayesha d’un ton froid. Était-ce dû à l’âge ? Roland eu soudain l’impression que la sorcière ressemblait de plus en plus à Sophia lorsqu’il était question de sécurité – « Les gens ordinaires sont trop fragiles. Une simple blessure pourrait vous tuer », ajouta-t-elle.
– « Je suis là pour empêcher tout attentat », répondit calmement Anna. « Par ailleurs, n’oubliez pas que Naela fait aussi partie de l’équipe chargée de la sécurité. »
– « Vous ne serez pas toujours là. »
Roland se racla la Gorge :
– « Si cela peut améliorer mon image aux yeux du peuple, le risque en vaut la peine. Je suis le Roi, après tout, et il me faut apprendre à connaître mes sujets. »
Avec Sylvie, Ayesha, Isabella, Phyllis et Zoé dans la voiture et la Première Armée pas loin, il n’y avait pour ainsi dire aucun risque qu’un incident ne se produise.
– « Ce n’est guère prudent. Vous auriez pu choisir un moyen plus sûr, comme par exemple vous adresser à vos sujets depuis une estrade. »
En fait, il n’avait agi ainsi que pour le plaisir de s’offrir une tournée d’inspection et s’il l’avait pu, il aurait installé deux porte-voix à l’avant de la voiture pour saluer son peuple.
– « Votre Majesté, nous arrivons au palais », dit un garde, coupant ainsi court aux plaintes d’Ayesha.
Soulagé, Roland lâcha un soupir. Devant la porte du Centre-Ville, qui avait été rénovée, se tenait respectueusement une centaine d’hommes, dont certains, comme Théo et les disciples de Barov, étaient d’anciens fonctionnaires, des nobles qui s’étaient rendus, mais pour la plupart, il s’agissait d’érudits nouvellement engagés et de gens du peuple.
Depuis la dernière réforme, toute la Région centrale de Graycastle était officiellement sous son contrôle. Il ne restait plus à l’armée du Front Est qu’à prendre possession du Comté du Vent Marin et tout le royaume serait unifié.
La voiture s’arrêta. De bonne humeur, Roland descendit, lissa sa cape et fit signe aux personnes qui l’accompagnaient :
– « Suivez-moi! Nous allons au palais! »