Pourquoi Donatien Somi avait-il fait allusion à cette émeute ?  

De nombreuses années auparavant, un tragique accident survenu dans les mines avait causé la mort de centaines d’ouvriers. Comme à l’époque, le propriétaire de la mine n’était disposé à indemniser que les familles des hommes libres, son indifférence à l’égard des réfugiés sous-payés avait indigné les proches des victimes. S’en était suivi une colossale émeute dans toute la ville. En colère, des réfugiés s’étaient échappés de la zone minière, pillant et brûlant toutes les maisons qu’ils trouvaient sur leur chemin. Finalement, les chevaliers de la Cité du Roi avaient mis fin aux émeutes et ramené l’ordre et la paix à la Cité D’Argent.

C’était la dernière fois qu’elle voyait ses parents, son frère et elle n’ayant appris leur mort qu’après avoir été conduits dans la maison du vieux Gilen.  

Mais d’après les propos du Vicomte, les choses ne s’étaient pas passées ainsi.

Rossignol n’aurait jamais pensé entendre une version complètement différente d’un évènement survenu plus de dix ans auparavant. Si vraiment ce que venait de dire le Vicomte était vrai, elle allait devoir élargir son enquête.

Sans faire de bruit, la sorcière quitta la pièce, descendit au sous-sol et alluma le sceau d’écoute qu’elle avait emporté dans le cas où Roland aurait besoin d’elle. Mais jamais elle n’aurait pensé l’utiliser en pareille occasion.

– « C’est plutôt louche, en effet », répondit le Roi après avoir écouté son récit. « Voulez-vous rester un peu au manoir ? »

– « Oui, j’ai l’intention d’attendre la nuit pour aller trouver Hyde. Peut-être sait-il quelque chose. » Rossignol hésita un instant et ajouta : « Je suis désolée, Votre Majesté, je… »

– « Ne vous excusez pas », coupa Roland. « Je respecterai ma promesse et ne bougerai pas du camp jusqu’à ce que votre enquête soit terminée. Et ne vous inquiétez pas, je suis en sécurité ici. Prenez bien soin de vous et surtout, pas d’imprudence! Quoi que vous découvriez, je tiens à ce que vous me contactiez toutes les quatre heures. »

À ces mots, la jeune femme sentit une chaleur la parcourir.

– « Entendu », répondit-elle après un silence.

Rossignol attendit que le clair de lune ne soit plus visible de la lucarne pour quitter la cave dans l’intention de se rendre chez son frère dont elle avait localisé la chambre. D’après la position de l’astre, il était un peu plus de minuit, heure parfaite pour passer à l’action. En effet, la plupart des gens dormaient profondément et il arrivait souvent que les gardes s’assoupissent au milieu de la nuit.

La chambre de Hyde se trouvait au rez-de-chaussée, côté cour, là où, généralement, on logeait les domestique ou les invités insignifiants. Cela venait corroborer le témoignage des deux gardes selon lequel le Vicomte Donatien n’avait aucune considération pour l’héritier de la maison Gilen et laissait entendre que toute la bonté dont les Somi avaient fait preuve par le passé n’était qu’un leurre.  

Étant donné le peu d’importance de Hyde dans la maisonnée, ni le couloir ni la chambre n’étaient gardés. Rossignol aurait donc suffisamment de temps pour s’échapper en cas de nécessité.  

Sitôt entrée, la sorcière traîna son frère hors du lit. Avant même qu’il n’ait le temps de réaliser ce qui se passait, celui-ci sentit une lame glacée contre sa gorge.

– « Si vous criez, pleurez ou gémissez, vous êtes mort, compris ? » Chuchota la jeune femme derrière son oreille.

Hyde acquiesça précipitamment.

« Très bien. Maintenant, tournez-vous. Vous me reconnaissez ? »

Hyde obéit aussitôt. Lorsqu’il vit qui était l’assassin qui se tenait sous le clair de lune, ses pupilles se dilatèrent et il faillit crier, mais le poignard sur son cou l’en empêcha.  

Rossignol attendit d’être certaine que son frère soit calmé pour ranger son arme.

– « Que… Que faites-vous ici ? » Demanda Hyde d’une voix tremblante. « Je vous croyais morte depuis longtemps! »  

Durant un instant, la jeune femme eut l’impression de se retrouver dans le manoir du vieux Gilen. Des souvenirs du passé l’assaillirent, en même temps que la douleur d’avoir été trahie par son propre frère, maltraitée et utilisée par son proche parent. Troublée, elle sentit sa vue se brouiller.

L’homme qui se trouvait devant elle avait jouée de son côté le plus vulnérable pour l’exposer à de dangereux inconnus.

Rossignol se mordit la langue jusqu’au sang pour dissiper les multiples pensées qui tournaient dans sa tête :

– « Qu’est-ce qui vous a laissé croire cela ? » Demanda-t-elle.  

– « C’est que… Timothy, qui avait ordonné l’exécution de toute les sorcières, a fait fouiller la capitale ainsi que les villes environnantes », répondit Hyde, une boule dans la gorge. « Veronica, ma sœur… je ne voulais pas votre mort. Moi aussi j’ai été choqué par la nouvelle. Je me disais que si vous n’étiez pas partie, vous n’auriez sans doute pas été persécutée. »

Veronica …Cela faisait si longtemps qu’on ne l’avait pas appelée ainsi… Mais après des années d’entraînement, elle avait fait d’énormes progrès et n’était plus aussi crédule.

D’après les vibrations de son pouvoir magique, la seconde partie du discours de son frère était un mensonge total.

– « Pourquoi vous êtes-vous allié avec le Vicomte Donatien Somi ? »

– « Eh bien… » Commença Hyde, hésitant, « Après la mort du vieux Gilen, il y eu des disputes constantes au sein de la famille. Je ne connais pas les détails, mais alors que j’allais hériter du titre, j’ai réalisé que nous n’avions plus d’économies. C’est à ce moment précis que le Vicomte a fait appel à moi. En bref, il ne m’a guère laissé le choix. »

« Il ment », pensa Rossignol.

– « Il vous aurait forcé à rejoindre la famille Somi ? »

– « Oui. Il m’a dit que si je refusais, il se débarrasserait de moi… »

« Encore un mensonge! »

– « Dans ce cas, quel est votre rôle auprès de lui ? » Demanda la sorcière d’un air nonchalant. « Vous venez en aide aux paysans ? »

– « Non », répondit Hyde en serrant les dents. « Il se sert de moi pour vendre son Eau des Rêves! Des Rats déguisés en paysans viennent prendre les commandes. Ce n’est que très récemment que j’ai découvert ce qu’il tramait. »  

Si le début était vrai, la fin était encore un mensonge.

Loin d’en être contrariée, Rossignol se sentit plutôt soulagée. C’était exactement ce qu’elle ressentait lorsqu’elle conversait normalement avec des inconnus. Les gens, souvent perfides, tenaient des discours où le vrai et le faux allaient de pair. Les liens du sang eux-mêmes n’évitaient pas la duperie. Depuis son Éveil, Rossignol s’était fait une raison au sujet des caprices de la nature humaine.  Au cours des dernières années, elle avait développé la capacité de déceler la vérité parmi une foule de mensonges en usant de menaces et de persuasion sans jamais rien montrer.

De ce fait, elle avait quelquefois du mal de converser avec Roland, ce dernier lui ayant rarement menti.

Mais l’Assassin de l’Ombre, qui avait autrefois fait trembler les nobles de la Région Centrale, était désormais de retour.

– « Et que comptez-vous faire à présent ? »

À ces mots, Hyde se prosterna sur le sol :

– « Je vous en prie, ma sœur, aidez-moi! »

– « Vous aider ? »

« Je suis conscient d’avoir fait des erreurs… mais je suis votre frère! Jamais le Vicomte ne m’a considéré comme un véritable aristocrate. Vous en êtes témoin puisqu’il m’a installé dans une chambre de bonne. S’il a fait rénover la maison, ce n’était que pour donner le change aux gens. Si je reste ici, il va finir par me tuer! »

– « Vous attendez donc de moi que je vous fasse sortir d’ici ? »

– « Mais si je pars, je n’aurai plus rien! » S’écria Hyde, paniqué, en secouant la tête. « C’est bien vous qui avez tué le vieux Gilen, n’est-ce pas ? » Chuchota-t-il. « J’ignore quelle capacité vous employez, mais si vous pouvez facilement vous introduire dans la maison, vous savez sans doute comment accéder à sa chambre. Tuez-le, ma sœur! Lui disparu, j’aurai enfin une chance de devenir un véritable aristocrate, membre de la famille Somi. Vous éliminerez ensuite tous les autres successeurs et le domaine et tout ce qu’il recèle m’appartiendront! »

Rossignol le regarda dans les yeux et demeura un long moment sans répondre. Lorsqu’elle vit que son frère ne pouvait plus supporter ce silence pesant, la jeune femme se risqua :

– « Avant toute chose, je voudrais vous poser une question. »  

– « Tout ce que vous voudrez », s’empressa de répondre son cadet.

– « Pourquoi m’avez-vous trahie ? » Demanda-t-elle en appuyant chaque mot.