Une épaisse couche de fumée d’un gris sombre s’éleva à chaque extrémité des remparts tandis que des bruits d’explosion faisaient trembler les fondations de la tour de guet. Des acclamations fusèrent en contre-bas, du pied des murs. De toutes évidence, ces premières frappes avaient considérablement stimulé le moral de leurs troupes.
Mais William savait que cette première salve de tirs se limitait à cela.
En effet, à en juger par les éclaboussures, il comprit qu’il avait manqué sa cible. Les boulets avaient atterri beaucoup plus loin que prévu lors des précédents exercices et les obus rebondis sur plusieurs mètres, creusant un sillon superficiel dans la boue d’à peine dix mètres de long.
Le vent soufflant, il allait falloir procéder à plusieurs essais avant de toucher la cible.
Le Duc savait pertinemment que la couleuvrine de Roland était bien plus efficace que les canons de Valencia, fussent-ils géants, la différence étant beaucoup plus flagrante encore que celle existant entre leurs fusils.
Par ailleurs, ces canons ne pouvaient être déplacés à volonté, ce qui constituait sans aucun doute leur plus gros défaut.
Pour les construire, il avait utilisé tout le bronze qu’il avait pu trouver dans la ville et même fait fondre la cloche de l’église pour empêcher le canon d’exploser. Après maints essais, ils étaient parvenus à forger un canon au tube aussi épais que le bras d’un homme et si lourd qu’aucun chariot ne pouvait supporter son poids. Aussi avaient-ils été contraints de construire une tourelle spéciale pour l’y installer. Ils utilisaient une corde pour contrôler et ajuster son angle et sa direction de tir, il leur fallait au moins un quart d’heure pour le charger.
Pire encore, les boules de granit ne causaient pas autant de dégâts que Roland lorsqu’il avait attaqué la Cité du Roi. William avait bien tenté d’utiliser des obus remplis de poudre de neige, mais les résultats étaient très aléatoires et le taux de production relativement faible compte tenu du fer qu’il fallait pour les construire, aussi se demandait-il où Roland avait pu trouver autant de matériaux.
Le Duc avait donc décidé, dès le départ, de tout faire pour empêcher l’ennemi d’utiliser ses canons, persuadé qu’en forçant ses adversaires à s’approcher, il pourrait les atteindre avec les siens.
Visiblement surpris par ces tirs inattendus, les soldats de Roland s’arrêtèrent net et reculèrent à cent pas du point d’atterrissage de l’obus.
– « Mais que font-ils ? » Demanda Galina, perplexe.
William leva sa lunette d’observation et vit une centaine d’hommes se décharger de leur équipement et se mettre à creuser le sol.
– « À mon avis, ils ont peur et envisagent de réorganiser leurs troupes en vue d’une guerre de longue durée », dit un Vicomte qui se trouvait avec eux dans la tour de guet. « Le bruit court que Roland Wimbledon a laissé de côté la chevalerie pour construire une armée de fermiers. Même si, en raison de ses armes à feu d’excellente faction, il n’a encore jamais subi de revers, il hésite certainement à attaquer notre ligne de défense. Quelle bonne idée vous avez eue, Monseigneur, de rendre le sol boueux! »
– « Mais nos revenus ont considérablement diminué et nous avons perdu beaucoup de propriétaires terriens », dit un autre en fronçant les sourcils. « Cette année, durant les Mois des Démons, beaucoup ont fui et la moitié des ateliers de la ville sont désormais déserts. Je pense qu’il serait préférable que nous négocions une trêve avec Roland Wimbledon. »
– « Pour pouvoir négocier, il faudrait que nous soyons de niveau égal. Il nous faut d’abord remporter une bataille. »
– « Taisez-vous! » Ordonna William, fébrile. « Jamais je ne capitulerai devant un régicide. Si jamais vous vous avisez de vouloir sacrifier vos titres de noblesse et trahir le Roi Timothy, je vous ferai enfermer dans les caves avec les rebelles. »
Aussitôt, tous se turent.
Valencia avait payé le prix fort pour se préparer à cette bataille. Non seulement la cité commerciale était devenue une place forte, mais le Duc William avait dérogé à ses règles, convaincu cependant que tous ces sacrifices porteraient leurs fruits. Si Roland avait décidé de s’allier à des nobles pour gouverner Graycastle, il aurait déjà été vaincu. Mais ce que voulait le Prince, c’était renverser tout le système féodal afin d’avoir le plein contrôle sur le royaume, une décision monstrueuse qui scandalisait toute la haute aristocratie. Il avait donc toutes les raisons de s’y opposer.
S’il parvenait à déjouer l’armée de Roland, les autres nobles changeraient d’avis, l’aideraient à conserver la gestion de la Région de l’Est et davantage d’opposants se lèveraient au sein du royaume. Pour lui, ce n’était plus seulement un combat pour l’honneur de Timothy mais également le seul moyen de défendre le système féodal.
– « Les canons sont chargés, Monseigneur », l’informa un serviteur.
– « Comptez-vous poursuivre le tir ? » Demanda Galina.
– « Non, attendons… il nous sera difficile de toucher l’ennemi si nous n’ajoutons pas de la poudre de neige à notre canon », répondit William qui regrettait un peu sa stratégie précipitée. En effet, il avait pensé que plus vite il tirerait, plus vite il pourrait procéder aux ajustements, cependant, il ne s’attendait pas à ce que l’ennemi s’immobilise aussitôt après leur premier tir. Par ailleurs, la vue des adversaires qui s’affairaient dans la boue l’inquiétait.
Une centaine d’hommes répartis en une douzaine d’équipes pelletaient, créant un espace pouvant à peine accueillir deux personnes. Il était donc peu probable qu’il soit destiné à camper. Ceci fait, ils commencèrent à manipuler leurs tubes verts.
À travers la lunette d’observation, William pouvait espionner chacun de leurs mouvements. Apparemment, le long cylindre n’était qu’un élément soutenu par un trépied lui-même posé sur une plaque de fer concave. Quelques bâtons furent ensuite attachés au canon. Il avait fallu moins d’un quart d’heure à ces hommes pour assembler toutes ces pièces apportées chacune par des personnes différentes. Le concept en était particulièrement ingénieux!
Mais à la vue de ce qui suivit, le Duc eut peine à en croire ses yeux.
Les hommes insérèrent dans le tube une cartouche en forme de fuseau et aussitôt, une bouffée de fumée blanche jaillit de la bouche du canon.
Les nobles se demandaient ce que cela pouvait bien être lorsque tout à coup, une douzaine de boules de feu d’un rouge sombre explosèrent de part et d’autre des remparts, suivies d’une série de coups de tonnerre fracassants.
Les maisons situées à proximité des murs ayant été remplacées par toutes sortes de pièges et d’obstacles, les explosions ne firent guère de dégâts, mais la puissance de ce spectacle causa à William un choc indescriptible.
« Un canon ? Vraiment ? Comment est-ce possible ? »
Si le Duc n’avait jamais vu les artilleurs de Roland à l’œuvre, en revanche, il en avait souvent entendu parler. Leurs canons pouvaient être classés en deux catégories selon leur longueur, les premiers pouvant être transportés par chariot et les autres nécessitant un acheminement par bateau. Aucun d’entre eux, cependant, n’était suffisamment léger pour être porté par des hommes ordinaires.
S’il avait fallu deux ans et tous les artisans et matériaux disponibles à Valencia pour forger deux canons qui fonctionnaient à peine, William, conscient que ceci était dû au manque de techniques et d’expérience, pensait pourtant avoir appliqué le même principe que Roland. Dans quelques années, ses artisans seraient certainement capables de fabriquer des armes similaires.
Mais ce qui venait de se passer remettait tout en question.
Comment des canons aussi fins pouvaient-ils supporter l’énorme pression générée par l’explosion de la poudre de neige ?
« Cela n’a aucun sens! » Pensait-il.
– « Remplacez les projectiles par un demi sac de poudre! » Gronda le Duc à l’adresse de son serviteur. « Tirez aussitôt après avoir chargé! J’offre dix Royals d’or par homme abattu! »
– « Un demi sac ? » S’exclama l’homme, perplexe. « Mais Monseigneur, cela risque de détruire le canon… »
– « Si nous les laissons attaquer nos remparts sans nous défendre, nos canons à pierre géants n’auront servi à rien! » répondit William. Puis, saisissant le col du serviteur, il ordonna : « Obéissez! Et tout de suite! »
Il avait à peine fini de parler qu’un nouveau nuage de fumée blanche s’éleva de l’emplacement ennemi.
« Comment peuvent-ils tirer deux fois en moins de 30 secondes ? »
Cette fois, William entendit un léger bourdonnement, semblable à un chant d’oiseaux ou au sifflement de flèches.
L’instant d’après, plusieurs boules de feu s’élevèrent au sommet du mur. Des vagues d’air brûlant se propagèrent et renversèrent les marmites d’huile qui chauffaient sur les feux de camp. Les remparts s’enflammèrent en un clin d’œil.