Roland fut tiré de sa torpeur par la voix de Rossignol :
– « Votre Majesté …Votre Majesté ? Le Directeur de l’Hôtel de Ville attend toujours votre réponse. »
– « Je sais » répondit-il en clignant des yeux, s’efforçant de se concentrer. Il remit le rapport à Barov et lui dit : « Nous ferons comme vous l’avez proposé. »
– « Très bien », répondit Barov en s’inclinant. « Votre Majesté, prenez soin de vous », ajouta-t-il d’un ton solennel avant de partir.
Après son départ, Roland demanda à Rossignol :
– « Ais-je vraiment mauvaise mine ? »
– « Non, vous avez l’air plutôt bien », répondit la sorcière après brève réflexion. « Mais depuis quelque temps, vous rêvez en plein jour. Cela serait-il dû à l’Érosion du Monde des Rêves ? »
– « Les changements qui se produisent dans ce monde ne peuvent pas vraiment m’affecter », expliqua Roland. « Je me pose simplement des questions sur certaines choses après coup. Rien d’inquiétant. »
– « C’est bon à savoir », dit Rossignol avec une moue.
Cela faisait déjà quatre jours qu’il avait quitté le Monde des Rêves. Si Fanny était parvenue à localiser le siège de l’association, Line n’avait pas réussi à s’y introduire. Jamais elle n’avait vu pareil endroit. Même sous terre, il lui était impossible de trouver une cachette et des bandes lumineuses brillaient en permanence sur sa tête. Elle avait beau attendre, elles ne s’éteignaient pas.
Découragée, elle était allée jusqu’à demander à Roland de la punir pour avoir failli à sa mission, ce que le Roi, bien entendu, avait refusé.
Le projet ludique du lendemain s’était parfaitement déroulé. Roland avait emmené d’autres sorcières de Taquila dans le Monde des Rêves, mais ce qu’il avait vu et entendu au quartier général ce jour-là le troublait énormément.
Il y avait tant de facteurs étranges qu’il ne pouvait s’expliquer.
D’abord cette conclusion sur le monde des membranes.
En effet, il avait toujours pensé que le Monde des Rêves, représenté par une société moderne où circulait la Force de la Nature, avait été créé en intégrant à la fois ses souvenirs et ceux de Cléo de façon à rester cohérent avec son univers intérieur.
En d’autres termes, quels qu’étranges que puissent être les phénomènes observés, ils étaient dictés par des règles inhérentes à cette cohérence, pour la plupart issues de sa conscience et qu’il était en mesure de comprendre et d’accepter.
Mais ce qu’avait dit la Disciple en Chef dépassait totalement la portée de ses connaissances.
Roland ne savait rien au sujet de la théorie des membranes, sinon qu’elle avait été développée à partir de celle des supercordes. Ces deux théories étant particulièrement profondes, il n’avait jamais fait de recherches poussées sur le sujet contrairement à la mécanique quantique sur laquelle il avait lu un ou deux ouvrages de vulgarisation scientifique.
Dans le Monde des Rêves, ces deux théories auraient dû, en principe, demeurer cachées, invisibles, tout comme ces livres aux pages vierges qui ne comportaient que des couvertures.
Cependant, l’explication de Lan ainsi que les formules de dérivation et les preuves qu’il avait vues sur l’écran lui semblaient logiques. Pour la première fois, il rencontrait un phénomène totalement incompréhensible dans le Monde des Rêves. C’était aussi absurde et incroyable que si un élève du secondaire rêvait de la Théorie de la Grande Unification en physique.
Il eut même l’impression que le Monde des Rêves tel qu’il le connaissait désormais était totalement différent de celui qu’il était la première fois qu’il y avait accédé.
On aurait dit que quelque chose, là-bas, se développait à son insu.
La Disciple en Chef elle-même était étrange.
Garcia, en effet, avait rappelé à Roland que les martialistes avaient la vue, l’ouïe et la réactivité bien plus aiguisées que celles du commun des mortels.
Les Défenseurs et les personnes occupant les deux premiers rangs auraient donc dû entendre Lan lui parler sur l’estrade.
Mais étrangement, à ce moment-là, personne ne leur avait prêté attention. Pourtant, ce n’était pas seulement un murmure. Sur le moment, il n’avait pas relevé ce point, mais avec du recul, il se demandait comment il se faisait que le public ne se soit inquiété de voir la Disciple en Chef s’attarder particulièrement sur l’un des nouveaux arrivants.
À entendre Lan, il y avait de quoi se questionner.
« Écoutez attentivement ce que je vais dire maintenant, car cela pourrait vous être très utile. »
En quoi ces informations sur l’origine de l’Érosion et liens existants entre martialistes et Déchus pourraient-ils l’aider ? Même s’il avait à cœur de rejoindre l’association et de devenir un sauveur du monde, il n’était pas essentiel qu’il sache toutes ces choses.
Tous ces signes étranges incitèrent Roland à opposer une résistance au Monde des Rêves. Lorsque toutes les Sorcières du Châtiment Divin y seraient entrées au moins une fois pour prendre du bon temps, il interromprait temporairement la connexion avec cet univers.
La Bataille de la Divine Volonté approchant, il était préférable de faire preuve de prudence.
– « Votre Majesté ? » Dit Rossignol, sur un ton visiblement urgent : « vous semblez à nouveau ailleurs. »
– « Je vais bien » répondit Roland en chassant ses pensées distraites. « Simplement, j’ai plus de choses à examiner depuis quelques temps et j’ai un peu sommeil. »
– « Alors pourquoi ai-je l’impression que vous me cachez quelque chose ? » dit Rossignol en s’asseyant sur le bureau. « Ne me dites pas que, dans le Monde des Rêves, vous et les sorcières… »
– « C’est impossible! » Répondit-il, abasourdi. « Je ne les ai emmenées là-bas que pour goûter à différentes sortes de plats… »
– « Ce que vous dites est vrai » ? Dit Rossignol avec un clin d’œil et un sourire en coin. « Mais je m’inquiète un peu de ne pas pouvoir entrer dans ce monde, car si jamais vous aviez des soucis, je ne pourrais pas vous protéger. N’oubliez pas que ces femmes ont vécu des centaines d’années sans rien ressentir. Je suis certaine qu’une fois leurs sensations du passé, elles voudront éprouver à nouveau toutes leurs émotions d’autrefois. Que ferez-vous si ces vingt femmes et plus se jettent sur vous ? »
– « C’est vraiment ridicule », commenta Roland. « Qui a bien pu vous mettre pareilles idées en tête ? Vous feriez mieux de garder votre énergie pour étudier! »
– « Je plaisantais », répondit la sorcière.
– « Si j’avais vos capacités, j’en déduirais que vous mentez. En fait, vous aviez cette question en tête depuis le début, pas vrai ? »
– « Je l’avoue en effet… Mais cette pensée ne vient pas seulement de moi. Quelqu’un m’a également demandé de vous poser la question. »
Roland n’eut pas le temps de lui demander de qui il s’agissait car, sur ces entrefaites, on frappa à la porte du bureau.
– « Entrez », répondit-il, renonçant temporairement à toute question.
Un homme de grande taille fit irruption dans la pièce, se mit au garde-à-vous, salua et dit :
– « Hache-de-Fer au rapport, Votre Majesté. »
De la Cité Du port des Eaux Claires à la Cité Sans Hiver, il y avait quatre à cinq jours de bateau, ce qui était plutôt pénible. Pourtant, le visage de l’officier ne reflétait aucune trace d’épuisement. Au contraire, son regard était plein d’énergie et d’esprit combattant.
– « Très bien », acquiesça Roland d’un ton rassurant. « Je pense que vous connaissez déjà les plans de combat de la Cité Sans Hiver ? »
– « J’ai entendu Brian en parler », répondit Hache-De-Fer. « La Première Armée prendra deux routes différentes, l’une à l’Est, l’autre à l’Ouest et regagnera Graycastle avant de passer la frontière pour frapper la Cité de Lumière. Cependant, quelque chose m’échappe. Si Brian est supposé me remplacer au Port des Eaux Claires pour protéger Mlle Echo, qui se chargera du front Est ? »
De toute évidence, avant même de savoir qui serait chargé de cette mission, Hache-De-Fer se voyait déjà diriger l’offensive principale.
Roland ne put s’empêcher de sourire :
– « Brian manque encore d’expérience », dit-il. « Certes, il peut diriger une garnison, cependant, il pourrait être sujet à des accidents s’il s’occupait seul de toute une armée. C’est donc vous qui dirigerez les troupes chargées du Front Est. »
– « Mais… et le front Ouest ? » Demanda l’officier, stupéfait.
– « Je m’en chargerai personnellement », répondit calmement Roland.