On prétend généralement que la perfection s’acquiert par la pratique et Roland était d’accord sur ce point. Il était désormais très habile pour passer dans le Monde des Rêves. Il lui suffisait de penser à un élément spécifique de ce monde et de fermer les yeux pour activer l’immense faisceau lumineux et se réveiller dans l’autre monde au lever du jour.

Cette fois, par contre, il fut réveillé par la sonnerie d’un téléphone portable.

Heureusement qu’il ne dormait pas vraiment et n’était donc pas dans un état second. Il se releva d’un bond, décrocha le téléphone posé sur la table de chevet et, à sa grande surprise, entendit la voix de Garcia.

– « Hey! Savez-vous l’heure qu’il est ? »  

– « 6h30 du matin. Ce n’est pas particulièrement tôt », coupa son interlocutrice. « Comment pourrais-je savoir si d’autres parents sont venus vous rendre visite ? »

Roland eut un rictus. De toute évidence, elle était encore blessée du lapin qu’il lui avait posé. – « Euh… Que puis-je pour vous ? »

– « Ne vouliez-vous pas savoir ce qu’était l’Érosion ? L’Association a fixé rendez-vous aux nouveaux membres cet après-midi. Lorsque vous aurez pris votre petit-déjeuner, venez me rejoindre à l’appartement 0827. »

– « La réunion ne devait-elle pas avoir lieu cet après-midi ? »  

– « Vous n’êtes pas le seul nouvel arrivant et il falloir du temps aux membres des autres districts pour nous rejoindre. » Soudain, elle éleva la voix : « Comment ? Vous comptez encore sortir avec l’un de vos proches ? »  

« Oui, et plus d’un », pensa Roland, mais il s’abstint de l’en informer sans quoi elle ne tarderait pas à se poster devant sa porte.  Par ailleurs, il avait hâte de savoir ce qu’était « l’Érosion », aussi répondit-il :

– « Je comprends, mais comme je me suis couché tard la nuit dernière, je ne suis pas très frais. Permettez-moi de prendre une douche avant de vous rejoindre, et désolé de vous faire attendre. »  

Même si elle ne disait rien, Roland pouvait sentir à l’autre bout du fil son exaspération.

– « Dans ce cas, dépêchez-vous! » Cria-t-elle avant de raccrocher.

Il fallait faire vite!

Il enfila ses vêtements, entra dans le salon et trouva Cléo occupée à faire frire des œufs dans la cuisine. Elle maniait la spatule avec une telle habileté qu’on aurait pu oublier qu’elle n’était qu’une collégienne.  

– « Bonjour », dit-il. « Je dois m’absenter, mais je serai de retour très bientôt. »

– « Vous allez faire vos exercices matinaux, mon oncle ? » Demanda l’enfant d’un air soupçonneux.  

– « En effet… » répondit Roland avec désinvolture. « À propos, cet après-midi, nous avons une réunion du personnel. Je risque de rentrer tard aussi, ne m’attendez pas pour dîner. »  

– « Compris », répondit Cléo.  

Au dehors, la rue, comme d’habitude, était très animée. De la vapeur sortait des restaurants qui servaient des nouilles de riz et, sur les étals, les beignets grésillaient dans les woks. On entendait le son de la radio et le racolage des commerçants. C’était la fin de l’automne et la plupart des gens portaient des vêtements épais. Cependant, certains, plus âgés, vêtus de chemises à manches courtes et de pantalons de sport, couraient de bon matin autour du pâté de maisons, aussi rapides que des jeunes gens.

Roland entra dans une ruelle non loin de l’immeuble et s’arrêta devant un magasin fermé. Accrochée à la porte, une annonce plutôt attrayante portait en grosses lettres le mot “loué”.

Il prit dans sa poche une clé, ouvrit la porte latérale et entra.

Plus de vingt sorcières s’agenouillèrent simultanément :

– « Votre Majesté! »

Durant un instant, il eut l’impression d’être de retour à la Cité Sans Hiver.  C’était comme si un simple mur le séparait d’un autre monde.

– « Bienvenue dans le Monde des Rêves », répondit-il avec un signe de tête.  

– « Voulez-vous dire que nous allons avoir une mission spéciale aujourd’hui ? » Demandèrent Phyllis, Fanny, Line et Donna qui attendaient ses ordres à l’étage.

Premier groupe de pionnières à avoir pénétré dans le Monde des Rêves, et comme elles le connaissaient un peu, elles serviraient de guides aux survivantes de Taquila. Elles leur apprendraient comment profiter des bonnes choses mais aussi à chasser les Déchus, ce qui allègerait un peu le fardeau de Roland.

Il avait loué ce magasin, beaucoup plus spacieux et plus discret que l’entrepôt, par l’intermédiaire d’un agent grâce à la récompense touchée pour sa précédente chasse.

Il fit part aux sorcières de l’invitation de l’Association Martialiste :

– « Selon Garcia, l’Association a prévu de raconter son histoire aux nouveau membres, après quoi nous serons conduits au siège dont l’emplacement a toujours été secret. Je voudrais profiter de cette occasion pour découvrir l’endroit où est entreposée la Force de la Nature et je vais avoir besoin de votre aide. »

À ces mots, Fanny convoqua son Nid d’Insectes Magiques, en prit un du bout des doigts et dit :   

– « Gardez-le avec vous. Il me permettra de savoir en permanence où vous vous trouvez. »  

Avec son consentement, la sorcière déposa le scarabée sur son col. Aussitôt, l’insecte alla se cacher sous ses longs cheveux. Bien qu’il sentit nettement quelque chose dans son cou, cela ne se voyait absolument pas de l’extérieur.

Réprimant son inconfort, il se tourna vers les autres sorcières :

– « Phyllis, Line, venez  avec moi je vous prie. Vous  rappelez-vous comment prendre un taxi ? »

– « Oui », acquiesça Phyllis. « On agite la main pour l’arrêter, on demande au chauffeur de suivre le véhicule qui précède et une fois arrivées, on règle la note. »  

– « On ne discute pas avec le chauffeur et on ne répond pas à ses éventuelles questions », ajouta Line. « Soyez tranquille, Votre Majesté, nous n’avons rien oublié! »

– « Parfait », dit Roland. « Une fois arrivées, Line devra tenter de s’introduire dans le quartier général. Bien qu’il n’y ait pas dans ce monde de Pierres du Châtiment Divin, l’Association Martialiste pourrait avoir d’autres moyens susceptibles d’affecter votre pouvoir magique. Si vous n’y parvenez pas, n’insistez pas, l’essentiel pour vous étant de demeurer cachées. C’est bien compris ? »

– « Oui, Votre Majesté », répondirent en chœur les trois sorcières.  

– « …Votre Majesté, et moi alors ? » Demanda Donna, une lueur d’impatience dans les yeux.  

– « Vous resterez ici pour prendre soin des sorcières de Taquila », répondit Roland en tirant de son portefeuille dix billet de cent Yuans qu’il lui remit : « Voici de quoi acheter des plats à emporter pour le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner. Nos projets de divertissement sont remis à demain. »

– « Mais… Moi aussi je suis très habile à me faufiler », protesta Donna, déçue.

– « C’est justement pourquoi je vous demande de rester ici car si jamais un incident se produisait, vous seriez la seule à pouvoir faire sortir discrètement les sorcières », répondit Roland en lui tapotant l’épaule. « Bien entendu, si vous prenez bien soin de toutes les personnes présentes ici, je trouverai un jour pour vous emmener au cinéma. »

– « En… entendu », répondit la sorcière, ravie de sa réponse. « Vous pouvez compter sur moi. »  

Comme il avait appris aux quatre sorcières à commander de la nourriture et que toutes apprenaient très vite, il était persuadé que tant que Donna serait auprès d’elles, tout se passerait bien pour les survivantes de Taquila.  

Roland pouvait désormais se rendre au siège de l’Association Martialiste.