L’aube blanchissait le ciel lorsqu’Epée Brisée s’éveilla.
Elle se leva, se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit. La fraîche brise du matin pénétra aussitôt dans la pièce, apportant avec elle un air de neige fondue mêlé aux senteurs du printemps naissant. Le ciel d’un bleu très pâle n’était pas encore totalement éclairé mais les nuages épars laissaient présager une belle journée.
Elle s’habilla, se rendit au salon et vit sur la table une assiette de noix grillées et une marmite de soupe prévue pour quatre personnes.
Annie se levait toujours tôt et, non contente d’être la première à se laver, elle préparait de temps en temps le petit déjeuner.
En effet, elle se plaisait à le faire, même si, depuis qu’elles faisaient partie de l’Association, elle et ses compagnes avaient quitté le Bâtiment des Affaires Étrangères pour la Résidence des Sorcières et pouvaient prendre chaque jour leurs repas au château.
Avec son premier salaire, elle s’était rendue au marché pour acheter de quoi cuisiner, comme par exemple du bois de chauffage, du beurre et du sel et chaque semaine, elle partait cueillir des fruits et des légumes sauvages dans la nature.
Intriguée, Épée Brisée lui en demanda un jour la raison, ce à quoi Annie répondit que survivre dans la nature était une compétence qui, si elle n’était pas pratiquée durant une assez longue période, finissait par être oubliée. Comment feraient-elles pour assurer leur survie si elles étaient contraintes de fuir à nouveau ?
Même si la sorcière ne comprenait pas pourquoi Annie se tenait toujours prête à cette éventualité, elle appréciait le fait de gouter de temps à autres à ces fruits sauvages.
– « Bonjour », dit-elle en s’asseyant. Puis, tirant à elle l’assiette de noix, elle demanda : « Comptez-vous aller à l’usine aujourd’hui ? »
– « Oui », acquiesça Annie en terminant son bol de soupe bien chaude. Certains objets sont trop imposants pour être manipulés par les ouvriers. Par ailleurs, la machine ne peut pas traiter ces grosses pièces qui ne peuvent être assemblées qu’avec de petits morceaux de fer. Auparavant, ce travail était géré par Mlle Anna mais désormais, il me revient. »
Dans sa voix, Épée Brisée décela une vague pointe de satisfaction et de fierté. Le plus important, depuis leur arrivée à la Cité Sans Hiver, était que désormais, leurs capacités trouvaient tous leur sens. Elles travaillaient pour le Roi et étaient payées comme des artisans. Vivre en ne comptant que sur soi-même au lieu d’avoir à voler ou attendre la charité d’autrui donnait à la jeune femme l’impression de renaître. Annie devait ressentir la même chose, sans quoi elle ne se lèverait pas tôt tous les jours et ne serait pas la première à se rendre à l’usine alors qu’elles n’étaient plus pressées par la nécessité de survivre.
Mais ce jour-là était un jour spécial.
– « N’oubliez pas qu’aujourd’hui, Héroïne… »
– « Je sais », coupa Annie d’un ton soudain beaucoup plus grave. « Rassurez-vous, je vais me dépêcher de terminer mon travail afin d’être rentrée à temps. »
– « Elle se sentira mieux si vous êtes là », souligna Épée Brisée, un brin soulagée.
– « Dans ce cas, j’y vais de ce pas », répondit Annie qui se leva aussitôt.
– « Allez, de mon côté, je m’occuperai d’Héroïne. »
– « J’ai fait chauffer de l’eau dans la cuisine », dit brièvement Annie. « À vous de jouer. »
Sur ce, elle partit aussitôt.
Epée Brisée, termina son petit déjeuner et se rendit dans la cuisine pour aller chercher une bassine d’eau chaude. Puis elle se glissa doucement dans la chambre. Par commodité, Héroïne, qui avait perdu ses jambes, dormait avec Annie, même si ce n’était pas la place qui manquait. Le jour, les trois autres sorcières se relayaient auprès d’elle, parfois aidées de Mlle Ivy et de Dame Wendy.
À sa grande surprise, elle trouva Héroïne réveillée et assise sur son lit, le visage tourné vers la fenêtre d’où filtrait la lumière. Avec son teint clair et le doux reflet de ses cheveux lilas, la sorcière était particulièrement jolie sous cette luminosité. Jamais on n’aurait pu penser qu’elle avait subi pareil traitement.
Reprenant ses esprits, Épée Brisée se dit que si Héroïne s’était levée si tôt, c’est qu’elle n’était peut-être pas aussi sereine qu’il n’y paraissait.
– « Bonjour », dit-elle.
– « Ah …bonjour! » Répondit Héroïne, comme si elle revenait à elle. « Je suis vraiment désolée de vous causer autant de souci. »
– « Cela ne m’ennuie pas du tout », déclara Épée Brisée en tirant la langue. « Pas plus que les autres d’ailleurs. Et peut-être que dès demain, vous serez en mesure de le faire vous-même. »
Une lueur mêlant appréhension, attente, crainte et excitation traversa soudain le regard d’Héroïne. Mais parvenant à contrôler ses émotions, elle se força à sourire :
– « Je ne sais pas. J’ai totalement oublié ce que cela faisait de marcher, même si en rêve je… » Elle se mordit la lèvre et conclut : « Je ne peux qu’avancer en rampant. »
– « Vous réapprendrez, ce n’est pas si grave », répondit Épée Brisée en posant la main sur son épaule. « Si une Sorcière du Châtiment Divin a pu le faire, vous le pourrez aussi. Allons, essayez de lever vos jambes. »
La jeune femme prit une profonde respiration et écarta les couvertures, révélant deux jambes fines comme des brindilles. Coupées à la hauteur des genoux, elles atteignaient presque désormais le niveau de la cheville et les horribles cicatrices étaient beaucoup moins visibles. Ces jambes étaient certes fripées et semblaient à tout moment sur le point de se détacher mais au moins, il y avait un progrès considérable.
Tout ceci était le résultat des efforts conjoints des sorcières de l’Association.
Naela, qui jusqu’ici ne pouvait guérir que des blessures mineures, comme par exemple des doigts perdus, n’avait encore jamais fait repousser un membre avant l’arrivée des quatre sorcières. Epée Brisée suivit donc les instructions de Sa Majesté en vue de renforcer les capacités de Naela et fit une avancée décisive : sous la forme d’une épée dans les mains de la guérisseuse, elle lui permit d’améliorer son efficacité thérapeutique et de faire repousser des pattes à un chien qui les avait perdues.
Cette découverte fut une lueur d’espoir pour la guérison d’Héroïne.
Mais les expériences qui suivirent s’avérèrent difficiles.
Comme le pouvoir de guérison de Naela ne prenait effet que sur des jambes blessées et que celles de la sorcière étaient déjà guéries, il allait leur falloir créer de nouvelles blessures si elles voulaient lui rendre ses membres. Par ailleurs, et même avec la magie d’Epée Brisée, le processus de traitement ne pouvait excéder dix minutes. Il allait falloir répéter l’opération plusieurs fois pour pouvoir la guérir. Ces deux aspects étaient un véritable défi, tant soit pour la patiente que pour les soigneuses.
En effet, Naela, pour faire grandir ses jambes, était contrainte de ré inciser la section cicatrisée à chaque séance et de son côté, Héroïne souffrait terriblement. Il était évident que ce plan de traitement n’était pas idéal.
Fort heureusement, Dame Wendy s’en aperçut et mobilisa toute l’association.
Epée Brisée réalisa alors que le titre de “sœurs” qu’elles se donnaient n’était pas qu’un mot : elles formaient réellement une famille de cœur et n’étaient pas avares de leur affection envers ces sorcières qui venaient du Royaume de Wolfheart et n’avaient pourtant rejoint l’Association que depuis peu.
Chloris cultiva une herbe qui, une fois absorbée, endormirait la patiente pour des heures, atténuant ainsi ses souffrances.
Aidée de son Feu Noir, Anna se chargerait de l’incision. Naela n’aurait alors plus qu’à faire appel à son pouvoir.
La Marquise Sephora Passi, pourtant Seigneur de la Crête du Dragon Déchu, était restée pour Héroïne au lieu de repartir directement après le colloque.
Au départ, les séances de soin étaient prudentes car pour récupérer une section de jambe d’une longueur de la moitié d’un doigt, Naela devait utiliser tout son pouvoir magique et une fois celui-ci épuisé, toute plaie restée ouverte pouvait devenir mortelle. C’est pourquoi le processus était extrêmement lent. Sephora avait permis au traitement de faire des progrès considérables.
Si tout se passait comme prévu, ce soir même, Héroïne aurait retrouvé ses jambes.