Roland mit un certain temps à se souvenir que la Chambre de Commerce Unie était une organisation coopérative d’approvisionnement et de commercialisation constituée sous sa direction et dont les principaux membres étaient des marchands fortunés provenant de plusieurs grandes îles des Fjords.

Mais si, l’automne précédent, ils étaient parvenus à un consensus, Evelyne ne produisait pas suffisamment de Boissons du Chaos pour répondre aux normes d’un marché de gros. C’est pourquoi chacun s’était contenté d’en emporter quelques échantillons qu’ils n’avaient pas encore officiellement commercialisées. S’ils revenaient, cette fois, c’était pour finaliser le travail inachevé.

Alors que toute la Région de l’Ouest se préparait à l’unification du royaume, Roland, trop préoccupé par l’offensive hivernale imminente et le plan de mission concernant le désert, avait un peu oublié cette Chambre de Commerce. L’arrivée des marchands lui éviterait donc d’avoir à les contacter.

– « Conduisez-les au salon. J’arrive immédiatement », répondit le Roi.

Puis, Barov parti, il se tourna vers Rossignol : « Demandez à Tilly et Wendy de venir elles-aussi, car il s’agit là de la première collaboration entre l’Association des Sorcières et l’Île Dormante. »

Lorsque Roland entra au salon, tous les commerçants se levèrent et s’inclinèrent.

Il lui fallut un certain temps pour associer les noms aux visages. Outre Margaret, Gammon et Marleen, qui étaient de vieilles connaissances, il y avait également Nibelung, de la Chambre de Commerce de Shallow Water et Etienne, de l’Île du Soleil Couchant.  

À peine leur eut-il fait signe de se rasseoir que Nibelung prit la parole :

– « Votre Majesté, les échantillons que nous avons rapportés ont fait sensation parmi les commerçants de l’île. Je peux vous assurer qu’une fois que nous les aurons mises en vente, les Boissons du Chaos seront les produits les plus populaires de l’histoire des Fjords! »

– « Et ce ne sont pas seulement des boissons », intervint Etienne. « Prenez par exemple, ce jus rouge vif et épicé. Même s’il ne désaltère pas, c’est une excellente sauce pour accompagner le poisson cuit à la vapeur ou les barbecues. En outre, il réchauffe et ragaillardit l’esprit plus efficacement encore que votre liqueur blanche qui, si vous en buvez trop, vous donne le vertige, ce qui n’est pas recommandé si vous êtes sur un bateau. Ceci, en revanche, ne présente pas ces inconvénients. »

Margaret hocha la tête en souriant :

– « C’est vrai. Et les commerçants ne sont pas les seuls à être intéressés par les Boissons du Chaos. Il y a aussi beaucoup d’explorateurs. En effet, en cas de naufrage, une boisson capable de les réchauffer sans présenter d’effets secondaires pourrait leur sauver la vie. »

– « Je suggère donc de fixer un prix différent pour chacune de ces boissons », poursuivit Etienne. « Avec un peu de publicité, nous pourrions vendre des breuvages qui, comme celui-ci, présentent des effets spéciaux, à un prix plus élevé. Il ne faut pas oublier que leur quantité est limitée. »

Roland lui jeta un regard approbateur. De toute évidence, ce commerçant considérait ce jus comme une boisson énergisante. En vérité, les marchands des Fjords, qui étaient généralement très doués pour flairer les grandes opportunités commerciales, avaient su distinguer les caractéristiques de chaque Boissons du Chaos au moyen de quelques échantillons seulement. Pour eux, les vendre à des prix différents était le meilleur moyen de réaliser des bénéfices.

Il frappa dans ses mains :

– « Étant donné les retours positifs, nous allons pouvoir passer à la vente conformément au contrat que nous avons signé précédemment. Je pense qu’aucun d’entre vous ne verra d’objection au prix de la précommande ou à la distribution par secteur. Vous allez devoir faire un dépôt de trente pourcents pour obtenir vos commandes. Je suppose que vous avez suffisamment sur vous. »  

Étant donné qu’ils étaient parvenus à un accord sur les conditions principales concernant la Chambre de Commerce Unie lors de leur précédente entrevue, il ne restait plus guère de détails à régler. Si Roland avait demandé à Tilly d’assister à la signature, c’était essentiellement pour lui prouver qu’il ne falsifiait pas le taux de commission. La Princesse s’étant engagée à demeurer à la Cité Sans Hiver et à y faire venir les sorcières de l’Île Dormante, il jugeait nécessaire de faire un geste en retour pour lui montrer sa sincérité.

Selon le “contrat gagnant-gagnant” signé au cours des Mois des Démons, il avait été convenu que 30% des dépôts et des bénéfices sur les ventes reviendraient à l’Hôtel de Ville, à l’Association des Sorcières et aux Sortilèges de l’Île Dormante.  

– « Bien sûr, Votre Majesté », répondit Nibelung, un petit rire en coin. « Cette fois, mon bateau ne transporte que des Royals d’or bien brillants, des maçons et des marins. »

– « Dans ce cas, allons vérifier les marchandises », dit Roland en souriant.

L’usine de boissons, spécialement construite pour Evelyne, se trouvait en face de la fabrique d’alcool. En fait, le bâtiment ressemblait plus à un entrepôt bien gardé qu’à une usine.

Fait de béton et de briques, il occupait une surface restreinte, le rez-de-chaussée ne mesurant guère plus de cent mètres carrés. Il n’y avait pas de fenêtres et seul un portail de fer massif en fermait l’entrée. Des jeunes recrues de la Première Armée gardaient les locaux comme s’il s’agissait d’une base militaire d’une importance capitale.

Précédés de Roland, les marchands traversèrent la cour, pénétrèrent dans le bâtiment, prirent les escaliers qui menaient au sous-sol et se retrouvèrent dans une vaste pièce, trois ou quatre fois plus spacieuse que le rez-de-chaussée. Des rangées de casiers à bouteilles y étaient soigneusement disposées, tout comme dans une cave à vin privée. Pour éviter les dommages susceptibles de résulter d’éventuels incendies, le feu comme les câbles électriques y étaient strictement interdits. Seule une lucarne éclairait la cave, ce qui expliquait qu’elle soit un peu sombre.

Sur chaque casier de bois reposaient deux rangées de fûts, mais tous ne contenaient pas des Boissons du Chaos. Evelyne ne produisant qu’un baril par jour, il n’y en avait qu’une centaine au total, moins ceux réservés à la consommation personnelle de Roland et ceux distribués chaque mois aux membres de l’Association des Sorcières.

Roland frappa l’un des tonneaux et l’on entendit le liquide qu’il contenait remuer à l’intérieur.

– « Nous pouvons vous fournir vingt barils de Boissons du Chaos par mois, soit en moyenne cinq par Chambre de Commerce.  Tant que notre production restera la même, vous recevrez toujours la même quantité de produits, quel que soit le temps qu’il vous faudra pour les vendre. Que vous veniez chercher vos commandes tous les trois ou six mois, nos réserves ne changeront pas.  Vous allez pouvoir emporter les cent tonneaux qui se trouvent dans la première rangée sur les étagères. Lorsque vous aurez vérifié la marchandise, j’enverrai des hommes vous la porter sur le quai. »

– « Vous n’allez pas nous les faire gouter avant ? » Demanda Gammon, surpris.

– « Ce ne sont pas des vins dont la saveur se bonifie au fil du temps », répondit Roland en haussant les épaules. « Si certaines boissons ont une durée de conservation relativement longue, ce n’est pas le cas de toutes. Par conséquent, une fois le brassage terminé, il faut aussitôt les stériliser. »

– « Les s… stériliser ? »

– « Tout comme les aliments, elles se détériorent et plus il fait chaud, plus le processus est rapide. La stérilisation permet de le ralentir. Il n’est pas utile que je vous en explique le procédé, mais sachez seulement qu’une fois le tonneau ouvert, les boissons perdent de leur goût », expliqua Roland en écartant les mains. « Soit vous les vendez le plus tôt possible, soit vous pouvez les conserver dans un endroit frais et sombre. Dans ces conditions, elles devraient se préserver durant un ou deux mois. »   

– « Mais …comme l’a souligné Etienne, chaque Boisson du Chaos étant différente, certaines auront peut-être plus de succès que d’autres. Si vous ne nous les faites pas goûter, comment pourrons-nous choisir les meilleures ? » Demanda Gammon avec hésitation. « Pourriez-vous faire de chaque tonneaux quatre portions égales avant de les sceller ? Ainsi, nous n’aurons pas à choisir. »  

Conscient que cela ajouterait énormément au travail de Soraya et Lily, Roland, qui n’avait aucune envie de faire quelque chose qui consomme davantage de ressources de production industrielle mais ne procure aucun bénéfice, répondit :

– « La stérilisation n’est pas un procédé facile. Si nous divisions les produits en quatre, chaque Chambre de Commerce aurait certes plus de variété mais moins de réserves, ce qui serait préjudiciable à la vente. En ce qui concerne le goût… » Il réfléchit un instant avant d’ajouter : « Les préférences en matière de vins et de boissons varient terriblement entre les Régions du Nord et de l’Ouest. Ce qui ne se vend pas bien dans l’une peut très bien s’avérer très populaire dans l’autre. Vous qui transportez des marchandises en différents endroits le savez sans doute très bien. »

– « Euh, eh bien… »

Durant un moment, Gammon ne sut que répondre.

Roland eut une moue discrète. Après tous les efforts qu’il avait apportés à la distribution de ces produits, il n’allait certainement pas leur permettre de les gouter. En outre, le contrat précisait que les boissons seraient vendues en fûts et qu’il n’existait pas de conditions spécifiques stipulant la quantité de produit acheté. S’ils n’étaient pas décidés à acheter certaines des boissons, cela serait une grosse perte pour la Cité Sans Hiver dans la mesure où chaque tonneau requérait de la part d’Evelyne la même quantité de pouvoir magique.

– « Quoi qu’il en soit, la question ne réside pas dans le goût mais dans la méthode de vente. Il vous faut mettre en valeur chaque boisson et trouver votre créneau. »

À nouveau, Roland tapota les barils : « Venez donc choisir vos Boissons du Chaos. »