Deux jours plus tard, un étrange navire en béton quittait lentement le quai de la Cité Sans Hiver. Sur le pont, un énorme renflement évoquait une colline en mouvement. Le bateau, entièrement recouvert de toile de jute, était gardé par deux rangées de soldats armés jusqu’aux dents et d’une douzaine de Sorcières du Châtiment Divin.
Le “victoire” transportant l’instrument des âmes était en route pour la Grande Montagne enneigée où les sorcières de Taquila devaient procéder à la cérémonie d’incarnation et intégrer le corps des vers porteurs.
Pour des raisons de confidentialité, les sorcières n’avaient fait leurs adieux à personne. Aucun coup de sifflet ne fut donné lorsque le bateau quitta le port. Quant au chargement, il avait été effectué de nuit à l’insu de tous.
Debout sur le ponton humide pavé de briques, Roland regardait la silhouette du navire s’estomper progressivement. Une fois la conversion terminée, la Cité Sans Hiver disposerait de trois vers porteurs qui allaient grandement aider à la construction de la municipalité et du projet de la ligne de défense. Mais quelque part, ces progrès ne le réjouissaient pas autant qu’il l’aurait pensé.
Les deux volontaires, Jasmine et Lyra, avaient à peine une vingtaine d’années, à en croire leur apparence originale dans le Monde des Rêves, soit à peu près le même âge que Tilly. Et toutes deux avaient des tempéraments très ouverts.
Afin de leur offrir quelques moments agréables, Roland les avait emmenées, ainsi que Phyllis et les autres sorcières, au parc d’attractions de la banlieue, où elles avaient expérimenté la grande roue, grimpé sur des montagnes russes, visité la maison hantée (où Jasmine avait accidentellement fait tomber la tête d’un fantôme qui s’était brisée) et fait un tour sur une attraction pendulaire en rotation. Il leur avait également permis de manger autant qu’elles le voulaient, plaisirs qu’il n’aurait jamais pu leur offrir s’il n’avait gagné un peu d’argent, quelques jours auparavant, en tuant des Déchus.
Depuis deux jours, bien que stupéfaites, Jasmine et Lyra suivaient sagement Roland sans poser la moindre question. Comme toutes les jeunes filles, elles criaient sur les montagnes russes ou riaient en mangeant des sundaes à la fraise. En fin de comptes, elles ne différaient guère des gens ordinaires.
S’il ne l’avait pas su, jamais Roland n’aurait pensé que ces jeunes filles s’apprêtaient à sacrifier leur corps humain afin de se consacrer à la guerre contre les Diables ainsi qu’elles en avaient pris la décision, quatre cents ans auparavant, au fin fond des ruines devant le noyau magique.
Le rêve terminé, le Roi les trouva bien plus sereines qu’il ne l’avait escompté et les mots qu’il avait préparés pour les consoler lui restèrent dans la gorge. Tenter de les dissuader de se transférer dans ces vers n’était ni dans son intérêt, ni dans celui de la Coalition et en pareilles circonstances, les paroles, bien futiles, auraient été hypocrites.
Finalement, c’est plutôt lui qui se trouva réconforté.
Jamais il n’oublierait l’expression de leurs visages.
« Merci » avait dit Jasmine avec un sourire, ce à quoi Lyra avait ajouté : « Nous n’avons aucun regret. »
Il lui semblait entendre battre leurs cœurs.
Certes, elles avaient apprécié chaque moment passé dans le Monde des Rêves mais ne regrettaient rien.
– « Votre Majesté ? » Demanda Phyllis qui avait tenu à venir elle aussi faire ses adieux à ses compagnes, « vous ne rentrez pas au château ? »
Sa voix ramena Roland à la réalité. Le “Victoire” était déjà hors de vue et l’on ne voyait plus qu’une traînée de brouillard. Il chassa ses pensées, prit une profonde inspiration et demanda :
– « Ne peuvent-elle vraiment pas déconnecter leur conscience une fois qu’elles ont intégré les porteurs ?
Comme si elle avait deviné ce qu’il cherchait à transmettre, Phyllis baissa la voix.
– « À la différence des porteurs, les Sorcières du Châtiment Divin conservent une conscience élémentaire, même sans avoir opéré le transfert d’âme. En intégrant ce corps, c’est comme si nous en prenions le contrôle, sans vraiment fusionner avec lui. Mais il existe des réceptacles dans lesquels l’intégration de l’âme devient définitive une fois accomplie. Même s’ils peuvent rester en sommeil durant une longue période lorsque nous ne les utilisons pas, à ce jour, personne n’a encore réussi à en sortir. Du moins aucune de nos sorcières, pas même Pasha. »
– « Mais il y a bien des rayons lumineux au-dessus des porteurs, je me trompe ? »
– « En effet » acquiesça Phyllis. « Le pouvoir magique est indispensable pour mouvoir ces énormes corps. »
Roland leva les yeux et contempla le lointain ciel d’azur :
– « Peut-être trouverons-nous un jour un moyen de ramener leur âme dans le Monde des Rêves. »
Phyllis demeura un moment silencieux, puis, regardant dans la même direction, elle murmura :
– « Qui sait… un jour peut-être. »
Loélia n’avait encore jamais vu les forêts couvertes de neige de la Région de l’Ouest.
Plus d’une fois elle avait entendu les marchands ambulants décrire cette substance qui, dans son imagination, s’apparentait à du sable blanc et froid. Mais en la voyant pour la première fois, elle se rendit compte que la neige était bien plus fine et plus blanche qu’elle ne l’avait cru, plus encore que le plus pur sable de la rivière du Ruisseau d’Argent.
Le monde entier semblait avoir changé de couleur.
D’après Cendres, les Mois des Démons étant terminés, il faudrait encore attendre deux semaines avant que la neige ne soit complètement fondue.
Loélia était ravie : elle allait avoir la chance de voir pour la première fois une ville toute blanche.
N’ayant pas grand-chose à faire durant son voyage, elle avait inspecté le navire d’acier sous toutes ses coutures sans parvenir à trouver sa force motrice. Interrogée, Andrea elle-même n’avait pas su lui donner une réponse définitive, se contentant de lui expliquer de manière évasive que c’était grâce à une machine qui faisait bouillir de l’eau en permanence que le bateau pouvait avancer. Mais quant à savoir comment elle fonctionnait exactement, seuls le Roi et Mlle Anna en connaissaient le secret.
Si la Princesse du clan du Feu Ravageur savait peu de choses du Roi Roland, elle avait appris par Cendres que cette Mlle Anna avait sa place dans le “Classement des Forces de Combat de la Cité Sans Hiver”, aussi était-elle de plus en plus impressionnée par la puissance et l’intelligence de cette sorcière.
Mais lorsqu’elle aborda le sujet avec Andrea, cette dernière eut un sourire méprisant :
« Un classement des forces de combat ? » dit-elle avec un regard de biais. « À la différence du loup, je ne connais pas d’homme capable de rivaliser seul avec un groupe. N’est-ce pas là une réaction purement animale que de mettre l’accent sur la capacité de combat individuelle ? »
– « Les loups aussi sont des animaux sociaux », rectifia Loélia.
André toussota :
– « Très bien, prenons un autre exemple, comme les tigres ou encore les léopards des neiges », répondit-elle. « Mais il n’en reste pas moins qu’Anna est la source de pouvoir de la Cité Sans Hiver. C’est sa capacité qui a permis à la Première Armée d’éradiquer du premier coup le chien de garde et le clan de la Cravache de Fer. Je parie que Cendres ne vous a jamais dit qu’elle failli être battue par un homme ordinaire. »
Comme elle s’y attendait, la sorcière vit sa surprise se peindre sur le visage de la femme-loup.
« L’homme en question utilisait précisément une arme fabriquée par Anna », poursuivit-elle. « C’est pourquoi il est vain de parler de capacités de combat sans évoquer ces armes. Si c’est la force que vous cherchez, je vous conseille de demander à Sa Majesté de vous fournir quelques armes professionnelles » Elle tapota le canon du fusil qu’elle portait sur son dos et ajouta : « Ce grand tube, si vous étiez en mesure de le garder sur votre dos une fois transformée, vous serait bien plus utile que n’importe quelle compétence de combat. »
Loélia n’était pas vraiment d’accord avec Andrea, cependant, elle prit note de ses conseils.
Son père, qui lui disait souvent d’écouter et d’observer, lui avait aussi recommandé de ne jamais oublier son intention initiale.
Alors qu’ils remontaient le courant, l’eau monta, obligeant le navire à ralentir considérablement. Cela faisait cinq jours qu’ils étaient entrés dans la Région de l’Ouest lorsque la femme loup vit un beau et gros pigeon planer dans les airs avant de piquer droit sur Cendres qui se tenait à la proue.
Elle s’imaginait déjà l’ajouter à son déjeuner lorsqu’elle vit la sorcière sourire, prendre un sac de nourriture séchée et le donner à l’oiseau qui, de son côté, frottait sa tête contre la jeune femme. On aurait dit de vieux amis qui ne se seraient pas vus depuis longtemps.
Mais lorsque le pigeon se mit à parler, Loélia réalisa qu’il s’agissait en réalité d’une sorcière.
– « Goo, goo goo! »
– « Compris. Dites à la princesse Tilly que je serai bientôt là. »
– « Et moi aussi! » ajouta Andrea qui n’aimait pas être laissée pour compte.
– « Goo! »
Le pigeon hocha la tête, déploya ses ailes, s’envola et disparut en direction du nord-ouest.
– « Serait-elle… »
Cendres se retourna :
– « C’est Maggie, en effet, qui, tout comme vous, a la capacité de se transformer totalement. »
« Je vois… » pensa Loélia, perplexe. D’après ce qu’elle en savait, Maggie était supposée prendre l’apparence d’un monstre immense, féroce, et terriblement puissant. Alors pourquoi un pigeon ?
Elle était encore sous le coup de la stupéfaction lorsque Cendres lui tapota l’épaule.
– « Il est temps de faire nos bagages. Nous n’allons pas tarder à arriver à la Cité Sans Hiver. »