Loélia observa durant un long moment les cercles tracés sur le sol :

– « Mais si vous voulez maintenir cette circulation, il faut sans cesse réinvestir… il y a donc une importante somme d’argent qui ne revient pas entre les mains du chef. »

– « C’est précisément ce que j’ai mis le plus de temps à comprendre et ce qui différencie Sa Majesté de tous les autres nobles », répondit Andrea en traçant un grand cercle autour des petits. « Comme il part du principe que tout Graycastle lui appartient, dans quelque ville que se trouvent ces richesses, elles lui reviennent. »

– « Étant le Roi, n’est-il pas naturel qu’il pense ainsi ? »

– « À l’époque où le clan du Feu Ravageur était le plus puissant, avez-vous pu vous imposer aux clans de l’Oasis du Ruisseau D’argent ? Je suis certaine que vous n’avez même jamais pu contrôler ceux d’Ironsand City. Il en va de même pour les Quatre Royaumes, où les nobles, comme vos chefs de clans, ne laissent personne intervenir dans les affaires de leur territoire, pas plus qu’ils ne considèrent le domaine d’un autre comme leur patrie. »

Loélia demeura un moment silencieuse avant de souligner :

– « Il ne suffit pas de considérer des sujets comme siens pour en avoir le contrôle. »

– « C’est vrai. Vous êtes bien plus intelligente que Cendres, aussi je vous conseille de prendre de la distance avec elle sans quoi votre cerveau risquerait de devenir aussi embrumé que le sien », dit Andrea en lui tapotant l’épaule. « La clé réside dans la puissance militaire combinée à la mise en œuvre de la politique de Sa Majesté, la première visant à dissuader les nobles de donner un avis contraire et la seconde contribuant progressivement à la centralisation du pouvoir au sein du royaume.  C’est un concept nouveau et particulièrement brillant. Mais le plus étonnant est que le Roi l’a appliqué dès le départ. Par contre, ce n’est qu’après avoir séjourné un certain temps à la Cité Sans Hiver que j’ai pu en découvrir les subtilités. »

–  Je reconnais que c’est un peu… compliqué », avoua Loélia, un peu surprise, en se grattant la tête.

De toute évidence, elle ne s’attendait pas à ce que cette jeune femme aux cheveux blonds, qui, généralement, se tenait à l’écart des autres, réponde à sa question de manière aussi détaillée et avec autant d’enthousiasme. Peut-être Andrea brûlait-elle de partager ses découvertes et réflexions sans avoir, jusque-là, trouvé quelqu’un à qui en parler.

– « Il est clair que la politique est infiniment plus compliquée que le combat », souligna fièrement Andrea. « Et ceci n’en est qu’une facette car ce faisant, le Roi ne fera pas que s’enrichir : il vous aura acquis vous-aussi. »

– « Nous ? »

– « Le principe en est beaucoup plus simple. En travaillant pour le Roi, les Mojin obtiennent nourriture, logement et dès lors, font partie intégrante de ce cycle. Vous vous habituerez progressivement à ce style de vie consistant à utiliser vos salaires pour acheter toutes sortes de biens et de produits de confort fabriqués à Graycastle et très vite, vous ne pourrez plus vous en passer et deviendrez de véritables citoyens du royaume. »

Andrea enfonça son bâton dans le sol, s’essuya les mains et se leva :

« C’est inévitable : les oasis se réduisant, la survie des clans Mojin est menacée. Dans ces circonstances, le Roi vous propose un moyen de survivre sans avoir à vous battre pour l’eau. Les Mojin seront donc de plus en plus nombreux à quitter le désert. D’autre part, il y a beaucoup de terres abandonnées dans le Territoire du Sud, aussi est-il logique que Sa Majesté y envoie votre peuple et, du même coup, s’enrichisse. »

Elle s’interrompit un instant avant de demander :

« Comprenez-vous à présent ? En agissant ainsi, le Roi, d’ici vingt ans, aura non seulement obtenu toutes les Eaux Noires qu’il souhaitait mais il se sera enrichi et aura gagné la plupart des Mojin de la Région de l’Extrême Sud. Ceci étant, êtes-vous toujours persuadée qu’il est préférable pour lui d’acheter les Eaux Noires à Ironsand City ? »

Loélia ne répondit pas. Elle se sentait un peu peinée, plus par l’attitude d’Andrea que par ses propos. Pour elle, si la sorcière lui révélait toutes les motivations du Roi, ce n’était pas par manque de confiance mais parce que jamais les Mojin ne pourraient faire machine arrière, pas plus que l’on ne peut arrêter une cascade qui se jette du haut d’une falaise.

Si la femme-loup était en admiration devant l’intelligence de son interlocutrice, elle respectait bien davantage le Grand Chef, qui avait su voir la situation dans son ensemble et par le biais d’une stratégie méticuleuse et d’idées révolutionnaires, devenir un personnage irremplaçable dans le cœur de ses sujets. S’il était né à Ironsand City, ce Roi serait sans doute devenu un guerrier exceptionnel.

Peut-être devrait-elle suivre son exemple.  

– « Grand merci pour vos conseils », dit-elle en serrant le poing. « J’ai l’impression que mes compétences en matière de combat se sont améliorées! »  

– « Je vous en prie, du moment que vous comprenez…  Mais… une minute! Vos compétences en matière de combat ? »

– « En effet, et je vous prie de m’excuser, mais je vais de ce pas m’entraîner », répondit Loélia qui, sans perdre un instant, se précipita vers la première dune à proximité. Par chance, il y avait là un grand terrain découvert et graveleux, parfaitement propice à l’exercice. 

Elle n’avait pas parcouru cent pas qu’elle entendit Andrea murmurer :

« Finalement, vous êtes aussi stupide que Cendres… »

Cependant, la sorcière blonde n’était plus aussi froide qu’elle l’avait été jusque-là.

Une semaine plus tard, Echo informa Loélia que le clan du Feu Ravageur avait officiellement décidé de s’installer sur le Territoire du Sud. Ainsi que convenu, et pour minimiser les charges de Graycastle, la migration se ferait en trois phases et il serait mis à leur disposition les champs les plus fertiles dans la vieille ville, non loin de l’estuaire, entre la Baie des Eaux Claires et le port.

L’opération se déroulerait sur plus d’un an, le premier groupe de migrants devant arriver quelques semaines plus tard. Afin que leur installation se passe au mieux, la Princesse d’Osha, qui était pourtant celle à qui la Cité Sans Hiver manquait le plus, s’était portée volontaire pour prolonger son séjour au Port des Eaux Claires, décision approuvée par le Roi. Quant à Cendres, Andrea et Colibri, elles repartiraient, comme prévu, à bord du “Roland”, pour la Région de l’Ouest.

Echo ayant laissé à Loélia le soin de décider si elle souhaitait accompagner les sorcières ou attendre l’arrivée de son clan, celle-ci n’eut pas besoin d’y réfléchir à deux fois : elle partirait avec Cendres.

D’une part elle était persuadée que son père et son frère n’avaient pas besoin d’elle pour gérer au mieux les litiges entre clans. Par ailleurs, ce territoire n’avait plus rien à voir avec l’Extrême Sud où ils étaient contraints de combattre pour avoir une chance de survivre. Si les petits clans pouvaient y trouver de quoi se remplir le ventre, à plus forte raison le clan du Feu Ravageur. Et enfin, elle ne voulait pas causer de malentendu en les revoyant alors qu’elle venait à peine de renoncer à son droit de succession. Tôt ou tard, il lui faudrait partir, aussi était-il préférable pour elle de le faire au plus vite.

Son cœur bondissait d’espoirs à la pensée de tout ce qu’elle avait appris de Cendres et d’Andrea au sujet de la Cité Sans Hiver et de l’Association des Sorcières. Elle était impatiente de voir ces légendaires sorcières de combat, ces redoutables ennemis qui vivaient dans la brousse, cachés sous leur manteau de Brume Rouge et ce Grand Chef qui, à entendre Cendres, n’avait même pas la force d’étrangler un poulet.

Le lendemain, Echo les accompagna, le sourire aux lèvres, sur le navire d’acier.

Debout sur le pont, Loélia se dit que ces grands bateaux en ciment n’étaient rien comparés à celui-ci, dont la construction avait dû nécessiter plus de métal que les Mojin n’en avaient utilisé pour fabriquer toutes leurs armes et armures. En proie à des émotions complexes, les deux mains posées sur la balustrade, elle laissa retomber ses oreilles duveteuses et fit un signe de tête à Echo pour lui dire au revoir.

Un puissant sifflement retentit et le Roland prit lentement la route de la Région de l’Ouest, emportant les sorcières et la Princesse Loélia.