Très vite, Rossignol réalisa qu’elle ne s’était pas trompée.
La grande majorité des bêtes démoniaques hybrides ne pouvaient pas la localiser, et encore moins escalader la falaise pour tenter de l’arrêter. Si les créatures volantes étaient terrifiantes, on aurait dit des flèches incapables d’atteindre leur cible.
Les seuls capables de la localiser étaient ces mutants aux pattes avant en forme de faucille qui contorsionnaient leur corps robuste et rivaient leurs solides pattes dans la pierre afin de pouvoir escalader la falaise. Sur ordre du monstre, ils se dirigèrent vers le dôme et vinrent se placer entre Rossignol et la créature aux yeux magiques.
Si elle voulait affronter le chef, il lui faudrait d’abord éradiquer ces bêtes.
Le vaste dôme était désormais le champ de bataille personnel de Rossignol qui, depuis longtemps, n’avait pas eu l’occasion de combattre seule. Autrefois, elle marchait dans sa brume, contrainte de servir de vils parents éloignés issus de l’aristocratie avant de rencontrer Wendy qui l’avait aidée à sortir de cette vie de misère.
Mais à présent, elle ne ressentait plus du tout la même chose qu’à l’époque où elle errait à la Cité d’Argent. Quoique solitaire, elle ne ressentait ni ennui, ni rancune dans la mesure où elle n’avait pas été contrainte de participer à ce dangereux duel : c’est elle qui s’était portée volontaire avec l’intense certitude de protéger ses compagnes.
De plus, Rossignol ne se sentait pas seule. En effet, elle portait sa combinaison de protection confectionnée par Soraya, son sac contenant les explosifs fabriqués par Ayesha et autour de sa taille, le revolver conçu par Roland sur lequel il avait fait graver : « À Veronica. »
Cet équipement lui donnait le sentiment que tous étaient à ses côtés dans ce combat.
Tandis que ces pensées se bousculaient dans sa tête, les ennemis se rapprochaient. Seize bêtes démoniaques se resserraient autour d’elles, leurs pattes en forme de faucille levées dans sa direction.
Rossignol prit son pistolet, ôta le cran de sécurité et, lorsque la première bête ne fut plus qu’à quelques pas, sortit de sa brume et appuya sur la gâchette au moment même où, aidée de sa puissante queue et de ses pattes de soutien, la créature, en un clin d’œil, se propulsait vers elle tel un prédateur se jetant sur sa proie.
On aurait dit que c’était la bête qui frappait la balle et non le contraire.
Cependant, même si elle était touchée, l’onde de choc de la balle pourrait blesser Rossignol.
Mais la sorcière s’y attendait. À peine le projectile avait-il quitté le canon qu’elle disparut dans sa brume et se dirigea vers une ligne fuyante qui représentait les contours de la Terre.
Le timing était parfait.
Vu de l’extérieur, on aurait pu penser qu’elle faisait un bond en arrière alors qu’en réalité, c’était le sol qui reculait.
La balle pénétra dans la tête pointue du monstre à faucille qui explosa sous l’impact. Son cerveau et les morceaux de son crâne s’éparpillèrent tout autour comme une fleur qui s’ouvre. La lueur magique disparut aussitôt et son corps, jusqu’ici invisible, se contracta et réapparut. Tel une pierre, son cadavre tomba droit dans le plan d’eau souterrain mais de son angle de vue, Rossignol eut l’impression qu’il était aspiré vers le haut par le lac en furie.
La sorcière tira ainsi parti des lignes changeantes dans la brume pour chasser et combattre ses ennemis. Malgré leur rapidité, ces créatures subissaient l’impact négatif de la gravité et lorsque la sorcière les attira sur le terrain sur lequel elles avaient combattu précédemment, elles durent ralentir afin d’enfoncer plus profondément leurs pattes dans le sol. Le précédent combat, en effet, avait laissé des centaines de trous dans la paroi rocheuse, réduisant ainsi la friction.
Cependant, sa tactique n’était pas sans faille. Contrainte de sortir de sa brume pour tirer, et donc de s’exposer durant un court laps de temps, Rossignol attirait de plus en plus de bêtes. Pire encore, elle était désormais à la merci des bêtes démoniaques ailées qui, au lieu de foncer aveuglément comme précédemment, planaient dans les airs à proximité du dôme et attendaient le bon moment. Lorsqu’elle tirait, ces créatures volantes esquivaient les balles de sorte qu’il lui fallait retourner dans la Brume pour pouvoir localiser à nouveau sa cible. Il arrivait qu’elle soit contrainte de fuir ou d’utiliser les lignes de contour du brouillard pour éviter les attaques massives.
Le combat n’avait duré que sept minutes et déjà, la jeune femme était blessée en plusieurs endroits, en particulier aux côtes. En effet, après avoir tiré, elle ne parvenait pas toujours à trouver une bonne cachette dans sa brume et le changement de lignes n’étant pas soumis à sa volonté, cet univers s’avérait encore plus dangereux pour elle que n’importe quel ennemi.
Une bataille d’une telle intensité était un véritable défi physique et mental.
N’ayant pas réussi à esquiver l’attaque combinée de deux créatures volantes, leurs griffes acérées avaient déchiré son manteau, laissant une profonde blessure de son flanc jusqu’à sa taille. Si la combinaison de protection de Soraya lui avait évité d’être étripée, le revêtement n’était pas en mesure de réduire la puissance de frappe. La douleur lui coupa le souffle et elle dût se reposer un bon moment pour se rétablir.
De toute évidence, ces hybrides démoniaques étaient manipulés par le Diable Surveillant dans la mesure où ces créatures, généralement enclines à se battre entre elles, agissaient de concert pour lancer en continu de violentes offensives. Cela eut pour effet de renforcer la détermination de Rossignol à le détruire. Certes elle n’avait pas compris pourquoi il préférait se cacher dans cette immense Montagne Enneigée plutôt que d’attaquer la Cité Sans Hiver, cependant, des bêtes démoniaques dirigées par un commandant représenteraient une grande menace pour Roland.
Les dix balles de son chargeur avaient toutes été utilisées et il restait encore quatre monstres à faucilles, dix ayant été tuées par balle tandis que deux étaient tombées dans le lac. Vu la turbulence des courants, la sorcière se dit que ces deux dernières n’avaient guère de chance de survivre et de reprendre le combat.
La violente attaque des bêtes démoniaques ne laissa pas à Rossignol le temps de recharger. Du reste, elle n’en avait pas l’intention. Elle remit le pistolet à sa ceinture, et sauta sur le dos de l’une de ces créatures invisibles et, au moment même où une horde d’hybrides se précipitait sur elle, la tira dans le brouillard.
Surprise, la créature passa du champ de bataille à un monde tout en noir et blanc.
Du bout des doigts de la sorcière, le pouvoir magique ruisselait. Les bêtes qui arrivaient ensuite se heurtèrent à la première et toutes furent ainsi entraînées dans la brume. Mais à mesure que le nombre de bêtes augmentait, son pouvoir magique, qui avait atteint le seuil critique, commençait à s’épuiser. C’est alors que l’une des lignes qui composaient le dôme du monde de brouillard s’enroula et vola jusqu’à elle.
C’était précisément ce qu’elle attendait. Son pouvoir magique s’épuisant rapidement, son univers brumeux devenait instable et les lignes tordues pouvaient devenir des armes meurtrières comme, à d’autres moments, lui permettre de faire des bonds de plusieurs mètres.
La ligne blanche balaya les bêtes démoniaques qui se figèrent aussitôt.
On aurait dit qu’elles s’étaient volatilisées et, en une fraction de seconde, un “espace vide” se créa dans le ciel du monde brumeux. Mais lorsque les créatures réapparurent, un phénomène étrange se produisit : seule la partie inférieure de leur corps était restée à l’endroit précis où elles avaient disparu. La partie supérieure, quant à elle, se trouvait à plusieurs mètres de distance, comme si une longue épée tranchante les avait toutes coupées en deux et emporté ces morceaux de corps qui flottaient à présent dans les airs.
Ils demeurèrent suspendus pendant quelques secondes avant de tomber dans le lac, générant ainsi de nombreuses colonnes d’eau.