Foudre demeura silencieuse.

Edith avait raison, si le trou était aussi profond qu’elle le laissait entendre, la chute avait certainement été fatale et si un obstacle perturbait le pouvoir magique de Fran, la situation serait encore plus compliquée. Peut-être y avait-il, au fond du trou, une gigantesque Pierre du Châtiment Divin et si c’était un piège disposé là par quelque ennemi inconnu, ce serait beaucoup trop dangereux pour les sauveteurs.

En effet, il y avait de grandes chances pour que les rapides monstres à faucille et le ver qui avait autrefois dévoré la Pagode de Pierre Noire des Diables rôdent encore dans les environs.

Sans les avertissements de Sylvie ou de Rossignol ni protection de la Première Armée, les Sorcières du Châtiment Divin elles-mêmes auraient bien du mal de ramener Fran saine et sauve.  

La jeune fille prit une profonde inspiration.

L’exploration était en soi une activité risquée et un bon explorateur se devait de sauver son compagnon quelles que soient les circonstances.

Elle s’approcha des sorcières en pleine discussion :

– « Laissez-moi jeter un coup d’œil », dit-elle. « Quoique nous fassions, il est essentiel de savoir ce qui se passe avant de passer à l’étape suivante. »

Une sorcière de Taquila, qui occupait le corps d’un homme blond, se retourna. Foudre se souvint qu’elle s’appelait Elena.

– « Votre capacité est… »

– « Je vole », répondit Foudre en tapotant les lunettes qu’elle portait sur sa tête. « À en juger par la situation actuelle, je crois que je serai un meilleur éclaireur que vous. »

– « Ce n’est pas une question de commodité », répondit Ayesha en fronçant les sourcils. « Imaginez qu’une fois au fond de la grotte, vous ne puissiez plus activer votre capacité. Comment allez-vous remonter ? Sa Majesté nous a bien recommandé de ne jamais agir seules dans cette opération, et cela vaut pour les sorcières de l’Association comme pour celles de Taquila. Nous devons travailler de concert et coopérer avec la Première Armée. »

– « Dans ce cas, vous n’avez qu’à attacher une corde autour de ma taille », répondit Foudre avant de leur dévoiler son idée : « Si jamais il existe une zone anti-magie créée par une Pierre du Châtiment Divin, il vous suffira de me remonter lorsque j’aurai atteint le fond. Cela ne devrait pas poser problème. »  

Sauver une compagne ne signifiait pas agir avec témérité. Son père lui ayant raconté de nombreuses histoires relatives à de terribles situations d’urgence, elle était d’avis que la plupart des accidents pourraient avoir une fin heureuse à condition de prendre les mesures appropriées.

Même sans pouvoir magique, elle resterait la plus grande exploratrice!

– « Laissez-moi l’accompagner », intervint Rossignol. « Je n’ai aucune difficulté à me déplacer dans le précipice car dans mon monde brumeux, il n’y a ni haut, ni bas. Si jamais un ennemi se manifeste, je pourrai aussitôt lui venir en aide. »  

– « Ce serait aussi dangereux que si elle agissait  seule » répondit Wendy en secouant vigoureusement la tête. « Si jamais il y a un piège, vous n’en réchapperez pas. N’oubliez pas qu’il y a au monde de terribles ennemis, comme par exemple les Démons Supérieurs. »

– « Jamais nous n’abandonnerons Fran. Si vous n’y allez pas, j’irai, moi », murmura Elena.  

– « Quatre cents ans vous ont-ils fait oublier ce qu’était l’obéissance ? » Rétorqua Ayesha sur un ton légèrement ampoulé ? « Au nom de Taquila, je vous interdis d’agir seule! »

À ces mots, toutes les Sorcières du Châtiment Divin se turent. Elena se mordit la lèvre, recula de quelques pas et, la main sur le cœur, s’excusa.

– « Inutile de vous disputer », s’aventura Edith. « Sa Majesté nous a demandé de travailler tous ensemble, aussi devrions-nous simplement y envoyer les soldats, ne croyez-vous pas ? »

– « Avez-vous trouvé le moyen d’y aller ? » Demanda Brian, le Surintendant de la Première Armée, surpris.

– « Non, mais j’ai trouvé ceci », répondit Edith en désignant la falaise non loin de l’entrée.  À la lueur des flambeaux, des taches de lumière se réfléchissaient sur la rivière et scintillaient sur l’eau qui courait.  « Il doit bien y avoir du matériel de levage sur le navire pour préparer le gruau. En effet, je vois souvent les soldats utiliser un outil pour transporter la nourriture. »

– « Vous voulez parler de la nacelle! « Acquiesça Brian. « Certes, elle peut transporter beaucoup de marchandises à la fois, mais pour cela, il faut une machine à vapeur. »

– « Dans ce cas, il nous suffit de déplacer la machine ici et nous pourrons faire descendre deux escadrons de mitrailleurs en même temps que les sorcières », dit Edith en soulignant chaque mot. « Nous ajusterons la longueur de la corde à l’aide d’un connecteur. Les Sorcières du Châtiment Divin sont tout à fait capables de manipuler des machines lourdes et grâce à cette eau, nous pourrons fonctionner en continu et nous retirer si nécessaire, comme nous l’a demandé le Roi. La question en suspens est de savoir comment la descendre du navire. Je suppose que les soldats savent comment s’y prendre. »

Hésitant, Brian répondit :

– « La descendre ne devrait pas poser de problème mais il nous sera difficile de la remettre en place… »  

– « Au pire », répondit Edith en fronçant les sourcils, « vous ne perdrez qu’un bateau et une machine à vapeur, soit environ cinq ou six cents Royals d’or. Si le Roi était à votre place, que pensez-vous qu’il ferait ? »

Foudre eut une grimace : ce n’était pas une petite somme!

Brian ne mit pas longtemps à se décider :

– « Je vois », approuva-t-il. « D’ici peu, vous aurez une machine à vapeur prête à fonctionner. »

Une heure plus tard, une machine rugissait à l’entrée du trou. Comme il leur était difficile de fixer le bras de la nacelle aux rochers, ils durent abandonner cette solution et utiliser pour tout système de levage un simple cabestan qui tournait parallèlement au  volant d’inertie de la machine à vapeur. Peu à peu, la corde descendit dans le trou. Afin d’éviter qu’elle ne se rompe sous l’effet des frottements, Ayesha convoqua son pouvoir et enveloppa l’entrée de la cavité de glace solidifiée.

À l’extrémité, on avait fixé un immense panier de fer pouvant contenir entre six et huit personnes et deux mitrailleuses lourdes de type Mark I.  Ainsi, quand bien même les sorcières viendraient à perdre leurs capacités de combat, elles seraient protégées par les escadrons chargés de manipuler ces armes puissantes.

Ayesha, Elena et six soldats de la Première Armée grimpèrent dans la nacelle, suivis de Foudre et de Rossignol.  

Les soldats vérifièrent l’équipement de levage et le groupe s’enfonça lentement dans les profondeurs du gouffre. Au fur et à mesure qu’ils descendaient, la lumière des torches au-dessus de leur tête s’affaiblissait.

Une corde autour de la taille, Foudre flottait un peu en dessous du centre du trou pour leur montrer le chemin. Elle était un peu mal à l’aise sans la présence de Maggie à ses côtés mais il fallait bien que quelqu’un surveille les alentours et elle préférait explorer les mystères des vestiges plutôt que de surveiller les bêtes démoniaques.  

Tous les dix mètres, elle se retournait pour voir si les autres étaient toujours là.

Les ténèbres ayant englouti la faible lueur émanant des feux allumés par les sentinelles, leurs seules sources lumineuses, désormais, étaient les deux Pierres de Lumière qui se trouvaient dans la nacelle et qui garantissaient un éclairage doux et constant. Foudre vit deux “rubans” couleur d’or pâle qui longeaient la falaise. C’était la glace créée par Ayesha, dans laquelle se reflétait la lueur des pierres et qui égalisait les saillies de la paroi rocheuse, la rendant aussi lisse qu’un miroir. Elle leur permettait ainsi de descendre en toute sécurité jusqu’au fond.

Au bout d’une centaine de mètres, le cœur de la jeune fille se serra. Il y avait peu de chances qu’un homme ordinaire survive à une telle chute. Restait à espérer que le ver soit bien plus résistant.

C’est alors qu’elle décela un étrange reflet en contrebas, une lueur à peine perceptible. On aurait dit le scintillement d’un œil ouvert dans l’obscurité. Foudre le signala au reste de l’équipe à l’aide de la Pierre de Lumière, retint son souffle et plongea dans le trou. L’instant d’après, elle posait le pied sur une roche lisse et solide.  

La jeune fille s’accroupit et effleura le sol. La roche noire brillante était lisse et vitreuse comme du cristal et émettait un reflet sombre mêlé d’une lueur rouge-vif persistante.

Elle avait déjà vu cela quelque part.

C’était l’immense Pagode de Pierre Noire de la Cité des Diables.