– « Une ville ? Ici ? »  Symbadi n’en croyait pas ses oreilles.

Plus on allait vers le sud, plus le Ruisseau D’Argent s’amincissait pour finir recouvert par le sable jaune jusqu’à la Vallée des Eaux Noires, d’où le nom de Terre d’Exil.

Sans eau ni oasis, comment allaient-ils pouvoir survivre dans ce vaste désert ?  

Choqués par les paroles de Thuram, les gens du Peuple des Sables exprimèrent leurs doutes qui rejoignaient ceux de Symbadi.

– « Nous pouvons créer de l’eau par nous-mêmes », répondit Thuram d’une voix forte. « Mais auparavant, sachez que les troupes d’avant-garde ont trouvé une source d’eau potable. Vous la verrez lorsque vous descendrez du bateau. »

La discussion s’intensifia :

– « Créer ? » S’écrièrent quelques-uns. « Et comment ? »

– « Le Ruisseau d’Argent est un cadeau de notre Mère la Terre. Comment pourrions-nous en créer un ? »

– « Par les Trois Dieux! Seuls les émissaires des divinités pourraient faire du désert une oasis! »

– « Si nous échouons, pourrons nous retourner sur le Territoire du Sud ? »

– « Vous n’allez pas partir et nous laisser seuls ici, n’est-ce pas ? »

Confronté à ces questions, Thuram demeura pour la première fois hésitant. Symbadi le vit jeter un coup d’œil aux gens de Graycastle avant de tonner :

– « Le chef est capable de tout. S’il dit que nous pouvons créer de l’eau, c’est que nous le pouvons! Tout ce que vous avez à faire, c’est de suivre ses instructions. De plus, Dame Lune D’Argent a promis que si nous échouons, vous serez ramenés au Port des Eaux Claires et toucherez quand même vos trois mois de salaire. » Il s’interrompit et tapota le fouet qu’il portait à la taille : « Il est évident que je ne partirai pas sans vous et si quelqu’un flemmarde au travail, qu’il se prépare à goûter de mon fouet de fer! »

« Cela explique tout… », pensa Symbadi, réalisant que les véritables chefs étaient en fait ces gens de Graycastle au visage impassible qui se tenaient derrière Thuram.

Plus d’une fois au cours du Duel Sacré il avait entendu parler de leur puissance. À la différence de la Reine des Eaux Claires, ils ne manquaient pas de force, même lorsqu’ils affrontaient les guerriers des grands clans. Mais ces gens, même s’ils avaient pu vaincre les Chiens de Garde du jour au lendemain, ne pourraient rien face à l’immense mer de sable du Cap Sans Fin. Les habitants du Nord et leur chef avaient sans doute sous-estimé le pouvoir du désert.  

Malheureusement pour eux, ils n’avaient plus le choix.

Environ une heure plus tard, le navire en béton s’approchait lentement du rivage. Traînant son corps endolori et épuisé, Symbadi descendit et au moment où ses pieds touchaient la plage de sable fin, il se sentit détendu comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps.

Son univers avait enfin cessé de trembler.

– « Regardez! » S’écria Molly en désignant un endroit éloigné dans les terres. « Qu’est-ce que c’est ? Une tour de guet ? »

Symbadi regarda dans la direction indiquée et aperçut en effet une tour de fer noire qui se dressait dans le sable non loin de la côte. Au sommet flottaient deux drapeaux, l’un écarlate, et l’autre brodé d’un motif complexe.

En temps normal, Symbadi aurait trouvé étrange qu’une jeune fille avec laquelle il n’avait échangé que quelques mots occasionnels demeure auprès de lui en permanence, mais pour l’heure, il était trop fatigué pour envisager les choses sous cet aspect.

– « Quelqu’un serait-il arrivé avant nous ? »

– « Allons jeter un coup d’œil. »

– « Plus tard », répondit-il en secouant la tête. « Mieux vaut attendre les instructions de Monsieur Thuram. »

En effet, l’image des gens du Peuple des Sables qui étaient tombés à l’eau était encore très vivace dans son esprit et il ne voulait pas que la jeune fille de qui il était amoureux soit fouettée devant tout le monde.

– « Molly, enfin vous voici! » S’écrièrent les membres de son clan en la rejoignant un à un. « Symbadi! Quelle surprise de vous voir ici! »

– « Je pensais que vous étiez encore sur le bateau, évanoui, à cause du mal de mer. »  

L’assistance se mit à rire.

Symbadi baissa la tête, embarrassé. En effet, que ce soit en force ou en courage, il était le plus faible des membres du clan. En temps normal, il n’aurait eu que faire d’être ridiculisé, mais là, en présence de Molly, qui, contrairement à lui, n’avait pas souffert du mal de mer, il se sentait particulièrement honteux.

– « Regardez! Une tour de fer! »

– « Comment ont-ils fait pour transporter ici quelque chose d’aussi lourd ? »  

– « Probablement par bateau! J’ai entendu dire qu’il existait une voie de navigation directe entre Graycastle et le Cap Sans Fin. »

– « Est-ce là-bas que nous allons camper ce soir ? »

– « Je suppose que oui. Le Cap Sans Fin étant bien plus dangereux qu’une oasis, il est indispensable d’effectuer une surveillance nocturne. »

Le groupe composé des membres du clan Fishbone, avec un peu plus de vingt hommes, était peu important. Cependant, tous étaient jeunes et forts, en particulier Carlone.  Grand, beau et talentueux, il jouissait des faveurs de son chef.

Il prit la parole, attirant aussitôt l’attention de tous :

– « J’ai déjà eu à escorter les exilés d’Ironsand City », dit-il. « D’après ce que j’ai pu observer, les vers et les scorpions, ici, sont beaucoup plus grands que dans les oasis. Une rumeur prétend qu’un Scorpion Géant portant une armure et qui domine la Terre rôde par ici. Nous devons à tout moment nous montrer vigilants et monter nos tentes le plus près possible de celle des gens de Graycastle. »  

– « Pensez-vous que Sir Thuram ait dit la vérité ? Le Chef a-t-il vraiment le pouvoir de faire de ce désert une oasis ? »

– « C’est peu probable », répondit Carlone. « Si c’était le cas, il n’aurait pas eu besoin de passer par le Duel Sacré pour devenir le maître du désert. Pourquoi se donnerait-il la peine de développer cette région ? »

L’assistance commençait à s’agiter :

– « Qu’allons-nous faire ? »

– « Détendez-vous. Le chef n’affronterait pas tous ces problèmes si c’était pour nous abandonner ici », répondit Carlone d’une voix calme et confiante. « Il est possible qu’il ait pris cette décision sur un coup de tête. Lorsque les gens de Graycastle s’apercevront que leurs projets ne sont pas réalisables, notre travail prendra fin et Osha n’échappera pas à nos trois mois de salaire! »

– « En effet, sans quoi plus personne ne leur ferait confiance! »  

– « C’est rassurant, à partir du moment où nous pouvons rentrer. »  

Tous les membres du clan approuvèrent, à l’exception de Symbadi qui n’était pas entièrement d’accord avec les propos de Carlone. Certes, il avait raison sur le fait que, Graycastle ayant sous-estimé le désert, leur projet de faire du Cap Sans Fin une ville n’était pas viable. Mais à voir ces soldats en uniforme et la gravité de leur expression, il avait la nette impression que le chef n’avait pas pris sa décision sous l’impulsion du moment.   

C’est alors que la foule se dispersa, certains se dirigeant vers la tour de fer. Indifférent à ce qui se passait autour de lui, Thuram discutait avec les gens de Graycastle.

– « Devons-nous les suivre ? » Suggérèrent quelques membres du clan.

– « Je pense que oui », acquiesça Carlone, « car si nous devons camper autour de la tour de fer, mieux vaut nous y rendre au plus vite pour avoir un meilleur emplacement. » Il jeta un coup d’œil à Molly : « Voulez-vous que je vous aide à porter vos bagages ? »  

Molly hésita et finalement secoua la tête :

– « Symbadi dit que nous devons attendre les instructions de Monsieur Thuram… N’a-t-il pas toujours insisté sur l’importance de la discipline ? »

– « Mais nous avons obéi en descendant du bateau! Qu’est-ce qui l’inquiète ? »

– « Symbadi, ne me dites pas que le Cap Sans Fin vous impressionne! »

– « Peut-être est-il encore malade », dit en riant le membre du clan qui, tout à l’heure, l’avait ridiculisé.

– « Seulement inquiet », répondit l’interpelé en relevant la tête.

Il allait s’expliquer lorsqu’un coup de sifflet précipité l’interrompit.

– « Rassemblement! » Cria Thuram qui, quelques minutes auparavant, n’avait prêté aucune attention à ceux qui quittaient le groupe. Il s’avança tranquillement devant eux, étendit trois doigts et dit d’un ton sévère : « Je vous donne trois secondes. À chaque seconde supplémentaire, ce sera un coup de fouet. Voici ma seconde leçon. Mémorisez-là bien! »