Cette femme avait de longs cheveux fauves et une frange d’un côté révélait une partie de son front. Ses traits lui donnaient un air doux et délicat mais quoiqu’elle fût particulièrement belle, étant donné les circonstances, Roland eut davantage l’impression de voir un fantôme.
En outre, il remarqua qu’elle portait une robe très usée, raccommodée par endroit et dont les poignets et les coutures étaient déchirés et effilochés. On aurait dit qu’elle sortait tout droit d’une déchetterie.
– « Lorsque je vous ai entendu sortir, j’ai voulu vérifier si la porte était bien verrouillée. Je me suis retournée et c’est là que je l’ai vue! » Dit Cléo, terriblement pâle et visiblement terrifiée.
La femme, qui semblait avoir remarqué cette agitation, leva les yeux vers la porte. Soudain, son expression changea.
Roland serra discrètement le poing, prêt à encaisser le coup.
Mais il fut sidéré en entendant la femme, surprise, s’exclamer :
– « Votre Majesté ?! »
– « Pardon ? »
– « Votre Majesté ? »
– « Euh …vous êtes… »
Roland tentait de comprendre.
– « Phyllis, Votre Majesté. Que se passe-t-il ici ? » Demanda-t-elle, visiblement aussi perplexe que lui.
« Phyllis ? » De nombreuses questions l’assaillirent. « S’agit-il de la Sorcière du Châtiment Divin en faction dans le hall du château ? Pourquoi intervient-elle dans mon rêve ? Le Monde des Rêves s’ouvrirait-il maintenant sur le monde réel ? Où est Anna ? Pourquoi n’est-elle pas ici ? »
– « Une minute! » Dit Cléo. « Vous vous connaissez ? »
De toute évidence, quelque chose clochait. « Pourquoi vous appelle-t-elle Votre Majesté ? Serait-ce un jeu de rôle ? »
Roland s’éclaircit la voix :
– « C’est… une lointaine parente », répondit-il, conscient qu’il était temps de se reprendre. « Si elle s’adresse à moi en ces termes, c’est une simple plaisanterie entre nous dans la mesure où nous avons grandi ensemble. »
Réalisant qu’il ne s’agissait pas d’un fantôme, la petite fille reprit aussitôt son attitude audacieuse et provocante ainsi que son scepticisme :
– « Une parente ? Pourtant, vous venez de lui demander qui elle était. »
– « Vraiment ? » Répliqua Roland, décontenancé. « Ce que j’ai vu, moi, c’est une trouillarde qui pleurait et a bien failli mouiller son pantalon! »
Les joues en feu, Cléo s’écria :
– « Menteur! »
– « Ah bon ? Parce que vous n’avez pas crié, à l’instant ? Cette dame était déjà là, mais vous étiez trop occupée par vos devoirs pour remarquer sa présence. »
– « Mille excuses, je ne voulais pas vous faire peur », dit aussitôt la visiteuse, saisissant l’allusion au vol à la grande consternation de Roland. « Lorsque Sa Majesté est sortie, je me trouvais dans une autre pièce. Je m’apprêtais à vous saluer lorsque vous vous êtes mise à crier et êtes sortie en courant de l’appartement. »
Roland ajouta la touche finale à leur spectacle improvisé :
– « Je devine qu’elle a dû se demander ce qui se passait. Vous l’avez effrayée et pour tout dire, moi aussi je serais confus si je voyais une petite fille hurler comme une folle en me voyant. »
– « Je… je… »
Cléo cherchait ses mots. Elle n’avait pas l’habitude de mentir, aussi ne pouvait-elle pas nier avoir crié. Face à ce dilemme, l’enfant sentit ses yeux se mouiller.
Voyant que c’en était trop pour elle, Roland se pencha et lui ébouriffa les cheveux :
– « Ce n’est qu’un malentendu », dit-il. « Retournez étudier à présent. »
Sachant qu’une enfant de son âge ne pouvait percevoir les ruses subtiles et les subterfuges auxquels avaient recours les adultes, il se sentait un peu coupable vis-à-vis de Cléo. Sa vie ne serait vraiment complète que lorsqu’elle aurait fait l’expérience de leurs mensonges et de leurs duperies. En effet, c’était une étape incontournable, une sorte de rituel qui lui permettrait de mûrir et de devenir adulte.
Cependant, au lieu de courir, en larmes, s’enfermer dans sa chambre, l’enfant renifla, s’essuya les yeux et lui donna un grand coup de pied dans les jambes :
– « Vous n’êtes qu’un crétin, mon oncle! » S’écria-t-elle avant de s’éloigner, furieuse.
Roland esquissa un sourire. Certes, sa réaction était quelque peu différente de ce à quoi il s’attendait, cependant, globalement, elle avait appris la leçon.
– « Il semblerait qu’ici, vous ne soyez plus le puissant Roi des gens ordinaires », souligna la prétendue Phyllis en éclatant de rire.
– « Mais je suis le créateur et le dirigeant de ce monde », répondit Roland en lui faisant signe d’entrer dans sa chambre. « Allons discuter. J’ai de nombreuses questions à vous poser. »
Au bout d’une demi-heure, Roland fut enfin convaincu qu’il s’agissait bien de Phyllis.
Non seulement elle avait évoqué Taquila, mais également ce qu’elle vivait au château et même mentionné l’époque où, sous le surnom de N° 76, elle servait de guide au groupe de l’Argent Noir. De plus, elle corroborait son histoire en révélant certains détails qu’il n’avait pas très bien compris.
Comme il lui aurait été impossible d’inventer un récit aussi bien organisé et logiquement cohérent simplement en lisant dans sa mémoire, Roland eut alors la certitude que cette femme n’était pas un être doué de sens créé par ce monde.
Par ailleurs, son physique correspondait exactement à celui que Phyllis possédait à l’origine.
Il n’y avait donc plus de doute à ce sujet.
Mais pourquoi intervenait-elle dans son Monde des Rêves ?
– « Moi non plus, je n’ai pas très bien compris », expliqua la sorcière en secouant la tête. « Lorsque c’est arrivé, il était assez tard. La relève des soldats de la Première Armée venait d’arriver. Je me suis déconnectée de mon corps pour tenter de dormir un peu afin de reprendre des forces et c’est alors que je me suis réveillée ici. » Elle s’interrompit un instant avant de demander : « Vous dites qu’il s’agit d’un monde de rêve ? »
– « En effet », répondit Roland. « En principe, cet univers n’existe que lorsque je me mets à rêver. Quoique je n’en sois plus très certain à présent. »
Étant donné qu’il lui fallait comprendre au plus vite comment Phyllis avait pu accéder à son rêve, il ne voyait pas l’intérêt de lui cacher quoi que ce soit. Même si Roland savait que ce monde complexe n’était pas une création de son esprit, il était plutôt stupéfiant à ses yeux de voir s’y introduire quelqu’un qui n’y avait pas été invité. Convaincu que le Monde des Rêves était directement issu de sa mémoire, cela ne pouvait signifier qu’une chose : on y était entré sans sa permission.
Roland déplia l’échelle qui se trouvait derrière la porte et la posa près du lit :
– « Peut-être pourrions-nous procéder à une petite expérience qui nous permettra de comprendre pourquoi vous êtes ici », suggéra-t-il.
– « De quoi s’agit-il ? » Demanda Phyllis, surprise.
– « Lorsque je tombe du haut de l’échelle, le rêve se termine. Vous pourriez, par le même moyen, tenter de retourner dans le monde réel. Je mettrai fin au rêve et si nous parvenons tous deux à en sortir, je vous retrouverai immédiatement dans le hall. »
– « Un instant, Votre Majesté », dit Phyllis en lui agrippant le bras.
Roland en fut stupéfié. En effet, à la Cité Sans Hiver, ce geste aurait été considéré comme un terrible manque de respect. Le fait de se retrouver dans un environnement totalement étranger lui aurait-il fait oublier ses bonnes manières et tous les usages appris au cours des siècles passés ? C’était très improbable.
– « Pourriez-vous …me pincer ? » Demanda Phyllis à voix basse.
– « Comment ?! » Roland était abasourdi.
– « Je vous en prie, mettez-y toute votre force » dit Phyllis qui, retroussant sa manche, lui présenta son bras blanc.
– « Mais… la douleur ne mettra pas fin à ce rêve, je l’ai déjà expérimentée. »
– « Je vous en prie », insista-t-elle, « je voudrais simplement voir si je ressens quelque chose. »
Se souvenant alors de ce que lui avait dit Ayesha au sujet des Sorcières du Châtiment Divin, Roland comprit aussitôt. Il demeura quelques instants silencieux puis pinça vivement le poignet de la sorcière.
Phyllis serra les dents et laissa échapper un gémissement de satisfaction. Elle tremblait comme une voyageuse assoiffée en train de boire une délicieuse boisson qu’elle aurait un jour goûtée et depuis longtemps oubliée.
Au bout d’un long moment, Phyllis ouvrit enfin les yeux et soupira. Elle avait totalement changé et posait sur Roland un regard radieux, étincelant de joie.
– « Dieu tout-puissant, je ressens à nouveau la douleur! »
Roland écarta les mains :
– « Vous pouvez le faire vous-même si vous le souhaitez. »
Phyllis secoua la tête et tomba à genoux :
– « Votre Majesté, si pour vous, ce monde n’est qu’un rêve, il n’en va pas de même pour moi. Je donnerais n’importe quoi pour rester ici car si je m’en vais, je crains de ne jamais pouvoir revenir. M’autoriseriez-vous à rêver encore un peu ? »