Sophia partie, Roland demeura seul avec Anna dans le bureau.
Il ouvrit le manuel qu’il était en train de rédiger avec l’intention de le terminer, mais on aurait dit que les mots lui échappaient.
Il resta longtemps la plume en l’air, incapable d’écrire quoi que ce soit.
Instinctivement, il regardait sans cesse en direction d’Anna. Son regard était comme attiré.
– « Quelque chose ne va pas ? » Demanda la jeune femme avec un sourire en reposant son travail en cours.
– « Non rien », répondit Roland avec un léger signe de tête. « Si jamais vous vous ennuyez, nous pouvons aller faire un tour à la Montagne du Versant Nord… »
Anna eut un sourire imperceptible :
– « Je ne m’ennuie pas du tout puisque je peux terminer mon travail ici. Par ailleurs, l’endroit où je suis m’est bien égal, à partir du moment où nous sommes ensemble. »
N’importe quelle jeune fille, en prononçant ces paroles, en aurait rougi, mais Anna disait cela d’une façon si naturelle…
– « Très bien », dit Roland avec un sourire.
Il n’insista pas, sachant pertinemment que la jeune femme ne lui mentirait jamais.
Anna étant la première sorcière avec laquelle il a fait connaissance après son arrivée dans ce monde, Roland la connaissait très bien. À l’exception de quelques discussions académiques ou autres causeries sur l’oreiller, elle était généralement silencieuse et posée, en particulier lorsqu’elle se concentrait sur son travail. Roland ne la considérait pas comme une personne ennuyeuse, le silence, chez eux, étant aussi un moyen de communication.
Parfois même, il leur suffisait d’échanger un regard de temps à autres pour se comprendre.
Oubliant momentanément son manuel, le Roi posa sa plume et décida d’observer le visage d’Anna.
Il était fasciné par son profil. Ses cheveux couleur de lin, qui avaient beaucoup poussé, tombaient sur ses épaules et l’on n’apercevait plus qu’une infime partie de son cou blanc et laiteux. L’azur de ses yeux était toujours aussi limpide que l’eau d’un lac. Elle était vêtue d’un pull jaune pâle, duveteux, et d’un pantalon confortable en flanelle noire, d’apparence délicate et aérienne. Roland se sentit ravi d’avoir pu concevoir lui-même ces vêtements modernes.
La sorcière avait préalablement découpé les lingots de métal (dont la composition avait été modifiée avec précision) en cubes de la taille d’une paume de manière à n’avoir plus qu’à les traiter avec son Feu Noir une fois ceux-ci livrés au château.
Roland était impressionné par la rapidité avec laquelle elle convertissait ces lingots métalliques en pièces. Dans une certaine mesure, il s’agissait davantage d’une performance artistique que d’une simple démonstration des techniques et compétences ingénieuses d’Anna.
Ces petites pièces, insignifiantes en apparence, seraient envoyées à l’usine où elles deviendraient des éléments clés pour la fabrication d’une machine ou d’une arme.
Ce n’était vraiment pas une tâche facile car Anna devait contrôler simultanément la longueur et la largeur du Feu Noir à l’aide de son pouvoir magique. Il était encore plus difficile d’en convoquer plusieurs et de les diriger pour découper sous des angles différents que d’utiliser ses deux mains pour réaliser simultanément deux tâches distinctes. Cela demandait un niveau de concentration incroyablement élevé et une excellence que seule une personne aussi travailleuse qu’Anna était en mesure d’obtenir.
Certes, la jeune fille qui, autrefois, manipulait le feu dans les jardins du château avait beaucoup changé, mais quelque part, elle restait la même.
La journée passa comme un coup de vent et le soir, alors que le Roi s’endormait dans les bras de sa dulcinée, un autre monde s’éveilla.
Roland bailla et se tourna vers le calendrier posé sur sa table de chevet.
Samedi 14 octobre.
Certes, le temps passé dans le Monde des Rêves était beaucoup plus rapide que dans le monde réel, cependant, il n’y venait pas chaque nuit et lorsqu’il ne rêvait pas, le temps restait figé.
Lorsque Roland entra dans le salon, le petit déjeuner était prêt.
– « Vous vous levez bien tard aujourd’hui », souligna Cléo en mâchant un bâtonnet de pâte frite.
– « Le week-end, les adultes ont une vie nocturne », répondit-il, « Il est donc parfaitement normal que je fasse la grasse matinée. » Sur ce, il se rendit dans la salle de bain, prit sa tasse, sa brosse à dents et demanda : « Vous comptez sortir tout à l’heure ? »
– « Non », dit la petite fille. « J’ai mes devoirs à faire. » Puis elle murmura, autant pour lui que pour elle : « Une vie nocturne ? Il rentre encore plus tôt que moi! Ce vieil homme grincheux n’est qu’un perdant sans ami ni carrière … »
Ces chuchotements étant suffisamment forts pour qu’il les entende, Roland comprit que Cléo avait dit cela intentionnellement et faillit s’étrangler avec son bain de bouche.
Plutôt mécontent d’entendre cette petite, qui d’habitude l’appelait “mon oncle”, le traiter de vieil homme grincheux, il se regarda dans le miroir. Son image n’était guère différente de celle qu’il avait dans le monde réel. Il devait avoir tout au plus vingt-trois ou vingt-quatre ans et bien que vêtu d’un simple débardeur et d’un short, il n’avait rien d’un perdant ni d’un vieil homme grincheux.
Décidément, le jugement de cette enfant était plutôt limité.
Désireux de ne pas se disputer avec elle, il répondit simplement :
– « Dans ce cas, je laisserai ma clé ici. En effet, je dois sortir tout à l’heure. Vous devrez donc m’ouvrir. »
– « Compris! »
Le temps qu’il se brosse les dents et se lave le visage, Cléo avait terminé son petit déjeuner et s’était retirée dans sa chambre.
Roland retourna s’asseoir à la table et prit la télécommande pour allumer le téléviseur.
C’est aujourd’hui qu’il devait retrouver Garcia.
En quelques mois, il s’était procuré tous les manuels et le matériel nécessaires qu’il avait empilés dans sa chambre. Il ne lui restait plus qu’à les recopier. Cependant, il était confronté à un mur concernant sa recherche d’autres fragments de mémoire.
Aucun des deux mille locataires de la Résidence des Âmes n’étant disposé à abandonner son appartement, Roland, jusqu’à ce jour, n’avait pu en persuader que deux, cependant, il n’y avait rien d’intéressant derrière ces Portes des Souvenirs. Jamais il ne pourrait amasser suffisamment de capitaux simplement en vendant des armures qui, de plus, n’étaient pas de véritables antiquités. Et ce faisant, il risquait tout autant d’attirer l’attention de la police que s’il s’introduisait chez quelqu’un.
Après mûre réflexion, Roland conclut qu’il n’avait que deux solutions à sa disposition, la première étant d’augmenter ses revenus et la seconde sa notoriété.
S’il était aussi célèbre que Garcia aux alentours de la rue Tongzi, il pourrait aisément convaincre ses voisins de déménager ou de louer leur appartement et avec suffisamment de moyens financiers, il serait également en mesure d’acheter tout l’immeuble.
Comme, dans les deux cas, il s’agissait d’un gros investissement, le moyen le plus pratique d’avoir accès à des fonds aussi importants serait pour lui d’intégrer l’Association Martialiste.
Selon Garcia, toute personne ayant participé à la chasse aux Déchus recevrait une compensation non négligeable et pour peu qu’un martialiste habile et puissant soit disposé à participer à l’opération, l’association lui apporterait tout son soutien. Cependant, Garcia avait un air de mépris en évoquant la rémunération. On aurait dit qu’elle n’avait tué ces Déchus que pour protéger les êtres humains et non pour l’argent.
Roland, qui admirait énormément son courage et sa noblesse d’esprit, s’était alors renseigné sur les détails du règlement relatif à cette gratification.
Pour tout dire, lui qui connaissait un peu les complots et les sombres transactions clandestines, trouvait cette organisation, qui mettait en avant ses responsabilités et son dévouement personnel, plutôt louche. De ce fait, il n’avait guère envie de travailler pour eux et s’il le faisait, ce ne serait certainement pas pour rien. Il avait dû s’y résoudre car ayant tout tenté en vain depuis plusieurs mois, c’était là son dernier recours.
À dix heures, Roland revêtit un costume et sortit. Même s’ils avaient prévu de se retrouver dans l’appartement 0827, il estimait préférable de s’habiller de façon cérémonieuse étant donné qu’il allait lui faire une demande officielle.
Mais à peine avait-il quitté le logement qu’il entendit derrière lui le hurlement d’un enfant.
C’était Cléo.
Stupéfait, il se retourna et se retrouva nez à nez avec la petite fille, effrayée et déconcertée.
– « Que se passe-t-il ? Auriez-vous vu une souris ? »
– « Il y a quelqu’un chez nous ! » Balbutia l’enfant.
– « Quelqu’un ? »
Roland fronça les sourcils et passa la tête dans l’appartement 0825.
Aussitôt, il se retrouva cloué au sol.
Au centre du salon qui, une minute auparavant, était encore désert, se tenait une inconnue.