À ces mots, tous demeurèrent stupéfaits.
Lohann fut le premier à reprendre ses esprits :
– « Ma sœur, non …que dites-vous là ? » S’exclama-t-il. « Vous voulez quitter l’oasis ? Mais que va devenir notre clan sans vous ? Comment allons-nous gérer les Duels Sacrés ? Et d’abord, où comptez-vous aller ? »
Loélia ne répondit rien mais regarda calmement son père.
Avec un sourire triste, Ghazi poussa un profond soupir et fit un signe de la main à l’adresse des personnes présentes :
– « Laissez-nous seuls », dit-il.
– « Père… » Commença Lohann, mais il ravala ses paroles.
Quoique stupéfaits, les gardes, respectueux de la vie privée de la famille, obéirent sans dire un mot, laissant la Princesse et son père seuls dans la pièce.
– « Vous avez l’intention de vous rendre dans le Nord ? » Demanda Ghazi, allant droit au but.
– « Oui », répondit honnêtement Loélia qui ne voulait rien lui cacher. « Je vais d’abord partir à la recherche de Cendres dans le Territoire du Sud de Graycastle, puis je la suivrai jusqu’à la Cité Sans Hiver. »
– « Que faites-vous de notre clan ? »
– « Partez donc pour le Territoire du Sud. Vous y trouverez de nouvelles oasis et n’aurez plus à vous battre pour l’eau ou la nourriture. » Elle s’interrompit quelques instants avant d’ajouter : « Je gage que si vous avez refusé de relever le défi du Clan de la Déferlante, c’est parce que, depuis longtemps, votre décision est prise. »
Ghazi haussa les sourcils mais ne chercha pas à nier.
« Cela ne veut pas dire que vous en avez peur », poursuivit-elle. « En effet, cela fait des décennies que ce clan est le plus puissant, c’était le cas bien avant que je ne devienne une Dame divine. Et même s’ils nous ont surpassés en annexant le clan des Eaux Noires, jamais vous ne les épargneriez sans leur faire payer le prix fort pour leur insolence. C’est grâce à cet état d’esprit que nous avons pu maintenir notre position dans le plus grand Château de Pierre d’Ironsand City. »
« La seule raison pour laquelle vous n’avez pas relevé leur défi est que pour vous, le Duel Sacré visant à déterminer le rang des clans de la ville a perdu toute signification. Si nos guerriers peuvent se battre et donner de leur sang pour assurer l’avenir du clan, jamais vous ne les laisserez mourir au cours d’un combat qui n’aurait aucun sens. N’ai-je pas raison, père ? »
Ghazi la regarda longuement, le visage impénétrable. Puis, avec un sourire, il secoua la tête et répondit :
– « Je ne sais pas si vous êtes née génie ou si vous avez le nez d’un loup. Les deux peut-être? Pour tout vous dire, je n’ai cessé d’ajourner toute discussion à ce sujet car j’attendais votre réveil pour vous demander conseil au sujet de notre réinstallation. »
– « Je ne suis pas certaine de tout comprendre », répondit Loélia en remuant ses oreilles. « Par ailleurs, je suis loin d’avoir l’intelligence ou le nez d’un loup, comme vous dites. Je n’ai confiance qu’en mes poings. »
– « Vos poings ? »
– « En effet », répondit-elle. « Je peux cerner une personne en me battant avec elle. Vous m’avez appris à me battre depuis mon plus jeune âge et j’ai fait l’expérience de vos armes et de vos poings, aussi est-il tout à fait naturel que je sois en mesure de percevoir vos véritables intentions. »
– « Je suis ravi de l’entendre », répondit Ghazi en éclatant de rire. « Que pensez-vous de Cendres ? Pouvons-nous nous fier à elle ? »
– « À mes yeux, elle est aussi inaccessible qu’une montagne …mais une montagne reste silencieuse et n’a que faire du mensonge. Par ailleurs, j’ai ressenti près d’elle un sentiment de force et de sécurité », répondit doucement Loélia. « Ceux qu’elle prend sous son aile doivent se sentir bien et au chaud. »
– « Vous me réconfortez », dit Ghazi qui, apparemment, avait pris sa décision. « Et puisque, finalement, nous allons tous partir pour le Territoire du Sud, pourquoi ne pas attendre quelques jours afin que nous partions ensemble ? »
– « Père, je ne puis attendre davantage », répondit la Princesse, la main sur la poitrine. « Sitôt que je regarde vers le Nord, mon cœur se met à battre très fort. Je sens que je dois partir le plus tôt possible car plus vite j’arriverai, plus vite je saurai s’ils ont vraiment l’intention de tenir parole et d’offrir une nouvelle oasis au Peuple des Sables. »
– « Parce que vous n’en êtes toujours pas convaincue ? » S’enquit Ghazi en riant.
– « C’est Cendres que je crois, et non son chef. Certes, elle est sincère, mais elle a parfaitement pu être trompée! » Puis, agitant le poing, elle ajouta : « Si jamais le Roi de Graycastle nous a menti, il aura affaire à moi! »
– « Et si ce qu’a dit Sandra Lune D’Argent était vrai ? Si vous vous apercevez qu’il traite les gens du Peuple des Sables et les Mojin aussi bien que son peuple ? Lui jugerez-vous allégeance ou tout au moins le servirez-vous comme votre mère l’a fait ? » Demanda Ghazi, vivement intrigué. « Si votre seule intention est de défier ses hommes pour votre divertissement personnel, je doute que vous soyez la bienvenue sur ses terres! »
À ces mots, les poils courts de sa queue se hérissèrent et Loélia détourna le regard :
– « Certainement pas! » répondit-elle. « Qui serait intéressé par un monstre mi-humain mi- animal ? J’ai appris par Cendres qu’il y avait là-bas un ennemi extrêmement puissant. C’est pour cela que j’y vais, et non pour servir le Roi et si j’ai besoin de soins de la part des sorcières, je les payerai de ma bourse. »
– « Venez par ici que je vous regarde », dit le chef du clan du Feu Ravageur en l’invitant d’un signe de la main.
Aussitôt, Loélia alla s’asseoir près de son père et posa sa tête sur ses genoux comme elle avait coutume de le faire.
Ghazi caressa doucement ses cheveux et ses oreilles soyeuses :
– « Vous reviendrez, n’est-ce pas ? » Demanda-t-il.
– « Oui », répondit la Princesse en fermant les yeux. « Si les gens de Graycastle peuvent venir jusqu’à Ironsand City, je le pourrai aussi. Du reste, il sera bien plus facile pour moi de vous rendre visite lorsque notre peuple sera installé sur le Territoire du Sud. Ce sera, en effet, beaucoup moins loin. Et si dans quelque temps, votre titre de chef vous pèse, confiez-le à mon frère qui est beaucoup plus qualifié que moi pour occuper ce poste. Il fera un excellent chef, d’autant plus que nous n’aurons plus à nous disputer constamment l’oasis. »
– « Ce n’est pas le moment de vous tracasser avec ça », lui dit Ghazi. « Et si vous n’avez pas le temps de venir me voir, pensez à m’écrire de temps à autres. Puisque nous allons déménager dans le Nord, il serait bon pour nous d’apprendre comment ces gens fonctionnent. »
– « Pensez-vous pouvoir déchiffrer mon affreuse écriture ? »
– « Quelle idiote! » Grommela-t-il. « Nos gens laissent toujours quelque chose lorsqu’ils quittent leur foyer. Si cela vous ennuie de me laisser un mot, je peux toujours conserver vos cheveux. »
– « Euh …je vais vous écrire un mot », répondit sa fille en remuant la queue.
À la nuit tombée, Loélia quitta Ironsand City, un sac beaucoup plus grand qu’elle sur le dos.
Comme personne ne savait que la Dame Divine du clan du Feu Ravageur avait l’intention de partir en voyage, nul ne la vit s’en aller.
Elle traversa les petites oasis à l’extérieur de la ville, entra dans le désert aride et, après s’être assurée qu’elle était seule, retira ses vêtements qu’elle plia soigneusement avant de les ranger dans son sac.
Puis elle se releva, nue, sous le vent glacé.
Mais la jeune femme n’avait pas froid. Une sensation ineffable parcourait tout son corps : on aurait dit qu’une main géante et invisible la caressait et que tout ce qui la liait et la retenait avait disparu. Là, sous le vent froid, elle était une toute nouvelle personne.
C’est alors que de fins poils émergèrent de sa peau tandis que son corps grandissait. Quelques secondes plus tard, un immense Loup se dressait dans le vaste désert.
Elle leva la tête et se mit à hurler, sans retenue.
Ses cris résonnèrent, persistants, dans les airs. Loélia était certaine que tout son clan avait dû les entendre.
Elle baissa la tête et saisit entre ses dents la sangle du gros sac, qui lui paraissait désormais bien petit et léger et, après s’être assurée de la destination qu’elle était supposée prendre, se mit à courir en direction du Territoire du Sud de Graycastle.