Roland frappa sur la table et aussitôt, le silence se fit dans la salle.
Il se leva et alla se placer derrière les fonctionnaires.
– « Lorsque les Mois des Démons seront terminés, commencera l’année la plus importante pour le royaume. J’unifierai alors tout le territoire et organiserai la cérémonie du couronnement au cours de laquelle je prendrai officiellement mes fonctions de Roi de Graycastle et vous deviendrez alors mes ministres et m’aiderez à gouverner le pays. »
Deux ans auparavant, tous auraient considéré ces promesses comme les délires d’un Prince arrogant.
Un an plus tôt, ils auraient pensé que ses projets étaient des objectifs réalisables à long terme.
Mais à présent, plus personne ne pouvait mettre sa parole en doute.
Les fonctionnaires se levèrent presque simultanément et, la main droite sur le cœur, baissèrent la tête en disant :
– « C’est un grand honneur, Votre Majesté. »
Soudain, toutes leurs plaintes et leurs doutes disparurent pour céder place à l’enthousiasme. Après deux ans passés à l’Hôtel de Ville, ils avaient appris à voir la puissance de la Cité Sans Hiver.
Ils savaient avec certitude que lorsque Sa Majesté aurait décidé d’unifier l’ensemble du royaume, il en contrôlerait définitivement toutes les régions et localités.
Cela fait, ils deviendraient alors les plus puissants ministres qu’un royaume ait portés.
D’un geste, Roland les invita à se rasseoir.
– « Et cela va plus loin », dit-il. « Mon château, à Graycastle sera le plus grand que l’on ait jamais vu. Mon royaume comprendra le plateau d’Hermès au nord, atteindra le Cap sans fin au sud, s’étendra vers l’ouest jusqu’aux Terres Barbares et vers l’est jusqu’aux Îles des Fjords. »
« Mais pour que cela puisse se faire, la Première Armée sera le département le plus affairé. Il y aura donc moins de soldats pour garder la Cité Sans Hiver », expliqua-t-il. Cela dit, il faut que j’explore au plus vite la Montagne Enneigée afin d’éliminer toute menace susceptible de peser sur la ville car je ne voudrais pas que la nouvelle Cité du Roi soit attaquée par des ennemis étrangers en provenance des montagnes alors que le gros des forces militaires n’est pas sur place. »
– « Votre Majesté, la Première Armée et l’Association des Sorcières seront peut-être suffisantes pour explorer la Montagne Enneigée… », suggéra Carter à l’oreille du Roi.
– « Non », coupa Roland. « Les canons n’auraient qu’un effet limité dans une grotte souterraine au cœur d’un paysage complexe. Nous n’avons ni carte de la grotte ni poste de tir prédéfini là-bas. Si jamais ils venaient à rencontrer des hybrides démoniaques, que pensez-vous qu’il en coûterait à la Première Armée pour en venir à bout ? »
Le Chevalier en Chef n’insista pas.
« C’est la raison pour laquelle nous devons travailler de concert avec les survivantes de Taquila. Les Sorcières du Châtiment Divin et celles de l’Association pourront se compléter durant l’exploration. Quant à la Première Armée, elle installera des postes de garde tout au long du chemin afin de les couvrir si jamais elles devaient battre en retraite. » Roland marqua une pause et reprit d’une voix forte : « Ecoutez-moi attentivement! Ne me dites pas qu’il est difficile de mettre ce projet à exécution. Si vous êtes ici, c’est pour m’aider à résoudre certains problèmes aussi, si vous n’en avez pas les capacités, cette ville n’a plus besoin de vous! »
Il se tut et regarda le Directeur de l’Hôtel de Ville :
– « Barov Mons ? »
– « Votre Majesté ? » Répondit-il, frissonnant.
– « La clôture des comptes et la logistique posent-elles encore problème quant à l’exploration prévue ? »
– « Non …je ne pense pas », répondit le vieil homme en épongeant la sueur qui coulait sur son visage. « D’ici cinq jours, je vous remettrai un projet. »
– « Trois jours », rectifia Roland d’un ton autoritaire avant de se tourner vers le Ministre de l’Agriculture.
– « Sirius Daly ? »
– « Votre Majesté ? »
– « Si les stocks alimentaires du District Frontalier ne suffisent pas, vous vous approvisionnerez auprès du District de Longsong. Nous avons suffisamment de navires pour cela. Me suis-je bien fait comprendre ? »
– « Ou… Oui, Votre Majesté! »
– « Karl Van Bate ? »
– « Votre Majesté », répondit aussitôt le Ministre de la Construction, je vais immédiatement faire soigneusement vérifier l’état géologique des zones d’extraction et des fours. »
– « Bien … », répondit Roland en souriant. « Passons au suivant. »
Les fonctionnaires ayant accepté sans hésiter d’accomplir les tâches demandées au vu de la détermination du Roi, tous les problèmes allaient être rapidement résolus.
Il était grand temps, à présent, de décider des membres qui participeraient à l’expédition.
À nouveau, la voix de Pasha retentit dans tous les esprits. Bon nombre de fonctionnaires prirent peur mais voyant que Roland discutait calmement avec ce monstre tentaculaire, ils s’apaisèrent quelque peu et ne cédèrent pas à la panique.
Ayant promis à Sa Majesté de travailler avec les sorcières de Taquilla, mieux valait rester assis et écouter. Pour éviter de voir le monstre, tous fermèrent les yeux, baissèrent la tête et firent mine d’être absorbés dans leurs pensées. On aurait dit que cette voix féminine était pour eux un sortilège diabolique directement issu des enfers.
Devant ce spectacle, Roland hésita entre le rire et les larmes.
Parmi les fonctionnaires, Edith fut la seule à oser regarder le rideau de lumière.
Parfois même, elle essayait de parler avec les Sorcières Senior de Taquila, tout comme Roland.
Ne voulant pas être relégué au second plan par sa rivale, Barov parvint à plusieurs reprises à relever la tête, mais il ne put rien dire.
Roland, qui s’y attendait, n’envisageait pas d’impliquer outre mesure les fonctionnaires de l’Hôtel de Ville dans la conversation.
Les survivantes de Taquila acceptèrent de leur envoyer cinquante Sorcières du Châtiment Divin afin de constituer, avec celles de l’Association, la principale équipe en vue de l’exploration. Il était prévu que la Première Armée y adjoigne un contingent de cinq cents soldats commandés par Brian.
Pendant ce temps, les troupes restées à la Cité Sans Hiver poursuivraient leur lutte contre les bêtes démoniaques le long de la frontière sous la direction temporaire de Carter.
Les arrangements conclus, Roland s’apprêtait à mettre fin au débat lorsque soudain, Edith leva la main.
– « Votre Majesté », dit-elle, « je souhaite postuler pour rejoindre l’équipe d’exploration de la Montagne Enneigée et m’y rendre aux côtés de la Première Armée. »
– « Allons donc! » Dit Barov avec un rictus, « vous n’êtes ni une sorcière, ni un soldat. N’allez pas gâcher le plan de Sa Majesté. »
– « J’ai été autrefois entraîneur d’escrime au sein d’une troupe de Chevaliers. En cinq coups, j’étais en mesure de battre tous mes adversaires, y compris des bêtes démoniaques. Je sais me protéger », insista-t-elle.
– « Et pourquoi cette requête ? » Demanda Roland, curieux.
– « La Bataille de la Divine Volonté approche et aucun de tous ces fonctionnaires ici présents ne sait à quoi ressemblent les Diables ou les créatures souterraines. Si nous ne savons rien de nos adversaires, comment l’Hôtel de Ville serait-il en mesure de répondre aux attentes de Votre Majesté ? Certains pourraient penser que, puisque cela concerne la Première Armée, son département n’a rien à voir avec la guerre à venir. Cependant, une fois celle-ci commencée, tous les départements, y compris les Ministères de la Construction et de l’Agriculture, auront à répondre aux nécessités de l’effort de guerre. C’est inévitable, aussi, si nous voulons faire de l’excellent travail à l’Hôtel de Ville, il est indispensable que nous en sachions le plus possible sur nos ennemis. »
– « Vous… »
Barov faillit répliquer, mais sur le moment, il ne trouva rien à dire.
Roland eut un sourire. Si ce qu’elle venait de dire pouvait sembler un peu belliqueux, c’était au demeurant très intéressant. Sa déclaration lui inspira même une idée dont il pensait qu’elle pourrait constituer une nouvelle règle autorisant uniquement la promotion des fonctionnaires ayant travaillé dans les villes situées sur la ligne de front ou à proximité durant la bataille. De cette manière, il pourrait faire en sorte que les employés de l’Hôtel de Ville ne sous-estiment jamais l’importance de cette guerre dont dépendait la destinée de l’homme ou ne viennent à publier des décrets de gouvernement irréalistes durant cette période.
En outre, il était convaincu de pouvoir permettre à Edith de se joindre aux opérations de la Première Armée dans la mesure où elle avait effectivement l’expérience du combat.
Il hocha la tête en direction de la Perle de la Région du Nord :
– « Très bien », dit-il. « Dans ce cas, je vous prie d’aller vous préparer pour l’expédition. »
– « Entendu, Votre Majesté », répondit Edith en repoussant ses cheveux tombants derrière ses oreilles. Puis elle s’inclina, le sourire aux lèvres.