– « Tenez-vous cela de vos parents ? »

Solène acquiesça :

– « Oui, principalement de mon père, qui m’a souvent répété que dans ce monde, il existait beaucoup de fausses croyances que personne ne corrigeait et auxquelles les gens finissaient par s’habituer au fil du temps. Il m’a appris que si personne ne se décidait à rectifier les erreurs communes, nous les répéterions et ferions en sorte que ce monde aille de mal en pis. »   

– « Malheureusement », répondit Wendy, « La plupart des gens ne réagissent que lorsque quelque chose les touche personnellement. Quand l’Église persécutait les sorcières, les gens ne se souciaient que de l’argent qu’ils pourraient gagner. Pas une seule seconde ils ne se sont demandé si ces enfants que l’on pendait étaient réellement mauvaises. »

– « Ils avaient tort », dit Solène. « Comme ils savaient que ces erreurs ne leur nuiraient pas, ils se disaient qu’ils pourraient les répéter dans leur intérêt personnel. Mais un jour, les erreurs répétées placent le monde dans une telle situation qu’elles finissent par devenir un problème général. »  

Surprise, Wendy ne put s’empêcher de s’interroger au sujet des parents de Solène. Faisant mine de poser des questions banales, elle obtint une réponse qui la stupéfia :

– « En fait », dit Solène, « ce ne sont pas mes vrais parents. »  

– « Vraiment ? »

« Eh bien », expliqua la jeune fille en ralentissant le rythme du repas, « Mes parents sont morts durant la guerre qui a détruit la Cité de l’Aigle. C’était le désordre dans la Région du Sud, il y avait partout des sans-abris et des voleurs.

Un jour, mes parents, qui faisaient partie de l’équipe de patrouille chargée de lutter contre ces derniers, ne sont pas rentrés à la maison…

Le Seigneur de la ville a fini par prendre la fuite et de ce fait, tous les habitants en ont fait autant. Fleur d’Érable est désormais déserte. »  

« Si je comprends bien », pensa Wendy en caressant les cheveux de Solène, « cette tragédie a été causée par le “décret royal sur la sélection du prince héritier”. Son père avait raison : ce décret non seulement ne concernait pas le peuple mais a fini par générer un véritable désastre civil. »

– « Je suis désolée d’avoir évoqué ce sujet », dit-elle doucement à la jeune fille pour la réconforter.

Très vite, celle-ci se reprit et cessa de pleurer la mort de ses parents.

– « Ne vous inquiétez pas », répondit-elle. « Ils étaient, de toute façon, décidés à se sacrifier. Mon père répétait souvent qu’étant donné le prix que nous coûteraient ces erreurs, mieux valait prendre les devants pour les rectifier. C’était pour lui une question d’honneur. »

Émue, Wendy pensa : « L’honneur! … La plupart des patrouilleurs n’en ont que faire. Ils ne se comportent pas mieux que les Rats, plaçant leurs avantages personnels au-dessus de ceux du peuple et lorsque l’ordre et la discipline s’opposent à leurs intérêts personnels, ils n’hésitent pas à tout mettre en œuvre pour les perturber. À cet égard, j’ai beaucoup de respect pour les vrais parents de Solène. Rares sont ceux qui leur ressemblent. »

Après un long silence, elle s’enquit :

– « Mais… ces personnes qui sont venues vous rendre visite… »

– « Oncle Marc et son épouse », répondit-elle en se léchant les doigts. « Ce sont des amis de mon père, des gens qu’il a aidés autrefois. C’est chez eux que je vis et comme ils n’ont pas d’enfants, ils me considèrent comme leur fille. »  

Wendy demeura silencieuse. Elle pensait :

– « Ils ont fait de leur mieux pour prendre soin de Solène, chose assez rare pour une famille ordinaire. »

Sur ce, elle se contenta de regarder la jeune sorcière finir son dîner, sans un mot.

L’adolescente ayant terminé sa dernière côtelette de porc frite, elle poussa un long soupir, visiblement satisfaite :

– « Merci beaucoup! » Dit-elle. « C’est le meilleur dîner que j’aie jamais mangé! »

Certes, plus personne à la Cité Sans Hiver ne redoutait la faim, cependant, la viande se faisait encore rare sur les tables des familles ordinaires, les gens étant déjà très heureux d’avoir un morceau de viande séchée dans leur porridge. Seuls les alchimistes et les fonctionnaires de l’Hôtel de Ville pouvaient se permettre de manger de la viande semi-maigre et frite comme celle-ci.  

Wendy prit un mouchoir et essaya la bouche de Solène :

– « Lorsque vous serez membre de l’Association des Sorcières, vous pourrez jouir tous les jours de ce genre de dîner. »

Les yeux de la jeune fille s’illuminèrent :

– « Vraiment ? » Demanda-t-elle. « Je pourrai avoir de la viande tous les jours ? »

« Bien sûr! » Répondit Wendy en rangeant les plats dans la boîte. « Vous n’aurez plus à acheter de la viande séchée sur le marché, car on vous servira du sanglier fraîchement chassé. Sa Majesté a une préférence pour le porc entrelardé, mais c’est une qualité que seuls les plus gras peuvent offrir. Cuit à la vapeur, il est vraiment tendre et fond dans la bouche. Frit, il est croustillant et offre un parfum délicieux.  Pour information, Sa Majesté l’appelle « la viande aux cinq fleurs », même si, personnellement, je ne vois pas le rapport avec les fleurs. »

Grâce à Foudre et Maggie, qui se plaisaient à chasser et à faire rôtir leurs proies à chaque fois qu’elles partaient en patrouille, les sorcières de l’Association bénéficiaient de repas goûteux chaque jour.  Si, autrefois, elles ne rapportaient que des œufs d’oiseaux et des lapins rôtis, depuis que Maggie avait acquis la capacité de se transformer en Bête Démoniaque ailée, elles ramenaient bien davantage, dont des sangliers et des loups. Lorsque Roland leur demandait de rapporter de la viande, elles étaient capables de remplir les soubassements en l’espace d’une journée.

Sa Majesté avait coutume de dire que la Forêt aux Secrets recelait des trésors. Si, au départ, elle ne comprenait pas, Wendy avait fini par réaliser en voyant sur la table toute cette savoureuse nourriture.

– « Comment se fait-il que vous sachiez tout cela », demanda Solène, stupéfaite. « Est-ce que… »

Wendy ne put retenir un sourire :

– « En effet », répondit-elle. « Lorsque le Roi n’est pas trop occupé, il dîne avec les sorcières. »  

– « Et pour le Royal d’or ? »

– « Ceci aussi est vrai. »

À ces mots, la jeune fille pointa le doigt sur la poitrine :

– « Pourrais-je… »

– « Rejoindre L’Association des Sorcières ? », répondit Wendy en riant sous cape. « Bien sûr! Nous vous apprendrons à utiliser et améliorer votre pouvoir et prendrons soin de vous. Nous considérons toutes les sorcières disposées à travailler pour Sa Majesté comme nos sœurs. »  

– « Serais-je contrainte de vivre au château ? »

– « Libre à vous », répondit Wendy.  « Si vous souhaitez passer du temps avec votre famille, vous pourrez continuer à habiter chez vous. »

De toute évidence, bien qu’ils ne fussent pas liés par le sang, Solène considérait l’oncle Marc et son épouse comme ses parents.

– « Et pour l’école ? » Demanda la jeune fille.

« L’Association offre des cours spéciaux pour les sorcières », répondit Wendy. « En effet, l’éducation universelle ne nous est pas adaptée dans la mesure où nous avons la capacité d’apprendre plus et plus vite que la majorité des gens. »

Elle s’interrompit un moment et réfléchit : « Au départ, comme vous êtes encore très jeune, vous allez devoir commencer par exercer votre capacité. Les cours ayant lieu le soir, si vous parvenez à les suivre simultanément, vous serez en mesure d’achever très vite votre formation de base et d’acquérir un diplôme. »

Solène hocha vigoureusement la tête et répondit sans hésiter :

– « Je veux rejoindre l’Association et devenir comme Mlle Naela. »  

Quoiqu’elle murmurât, Wendy avait compris à l’expression de son regard que, comme lors de l’enquête, elle était certaine de ses décisions.  

« Je pense pouvoir avancer la date de son test d’aptitude et la signature du contrat », pensa-t-elle.