Sophia et Barov entrèrent ensemble dans le bureau de Roland.
– « Votre Majesté, voici l’analyse statistique de l’accident. »
– « Que s’est-il passé exactement ? » Demanda-il, visiblement inquiet.
– « Fort heureusement », dit le Directeur de l’Hôtel de Ville, personne n’a été tué. En revanche, nous déplorons six blessés. Trois étudiants se sont fait des fractures en s’enfuyant de la salle. Deux autres ont perdu l’audition, probablement en raison du bruit assourdissant de l’explosion, et un autre a été gravement brûlé. Mais tous ont été soignés par Mlle Naela. »
À ces mots, Roland se sentit soulagé.
– « Cela s’est passé pendant la pause déjeuner », précisa Sophia. « Ayant entendu l’explosion, les professeurs qui se trouvaient dans leur bureau ont immédiatement organisé l’évacuation des étudiants. Ferlin Eltek leur a dit qu’il s’agissait d’une manœuvre de la Première armée, les soldats simulant une contre-attaque face à des ennemis susceptibles de s’en prendre à l’école et leur a ordonné de se calmer et d’agir de manière ordonnée. De cette façon, il est parvenu à prendre le contrôle des élèves totalement paniqués, à l’exception de ceux de la classe 6, les enfants ayant été témoins de l’éveil de la sorcière. Tous les étudiants blessés dont Monsieur Barov vous a parlé provenaient de cette classe. »
Roland loua aussitôt Ferlin :
– « Il mérite bien son surnom de Lumière du Matin », dit-il, « pour avoir su tirer parti du prestige de la Première Armée afin de rétablir l’ordre et calmer les étudiants. Ce faisant, il a considérablement réduit l’impact de l’accident. Si, par la suite, nous prenons des mesures appropriées pour y remédier, les gens cesseront de croire que l’éveil d’une sorcière soit quelque chose de dangereux. »
La sorcière nouvellement éveillée avait fait de son mieux pour contrôler son pouvoir, empêchant ainsi, dans une certaine mesure, cet accident de prendre l’ampleur d’un désastre. La puissante détonation, qui avait été causée par le contact entre l’arc électrique généré dans l’air et la poignée métallique de la fenêtre, était plus impressionnante que destructrice.
Aussitôt après l’accident, Ayesha, qui était plutôt douée pour combattre les incendies, s’était précipitée à l’école après l’accident. En quelques minutes, elle avait gelé la source, sauvant ainsi le bâtiment principal. Cependant, Roland se dit qu’il serait plus prudent de remplacer les vieux bâtiments scolaires par du béton moderne, afin d’éviter qu’un incident similaire ne se reproduise.
– « Votre Majesté, quelles mesures allons-nous prendre pour y remédier ? » Demanda Barov
Roland, qui tapotait sur son bureau, demanda :
– « Auriez-vous des idées ? »
Le chef de l’Hôtel de Ville réfléchit un instant :
– « Il y a deux points à souligner », dit-il, « le premier étant le motif de cette dispute. À ce sujet, notre enquête révèle qu’il s’agirait d’une querelle entre étudiants des Régions de l’Est et du Sud visant à déterminer si le Roi rebelle résidait à l’Est, Valencia étant le domaine de Timothy. Comme cette région ne s’est toujours pas rendue à vous… »
De toute évidence, Barov ne souhaitait pas s’attarder sur les querelles internes à la famille royale, aussi s’interrompit-il un moment avant de poursuivre : « Si les enfants sont au courant de ce genre de choses, c’est parce que les parents en discutent à la maison, aussi, afin d’éviter ce genre de conflit, je pense que ce sont ces derniers que nous devrions punir et bannir ainsi tout discussion au sujet de Timothy. »
– « Bien… continuez. »
« Deuxièmement, il faudrait éviter que l’éveil d’une sorcière ne cause du tort au public. Quoi que vous décidiez de faire au sujet de cet incident, je suggère que nous établissions une règle de droit afin d’éviter les conflits. »
Roland ne fit aucun commentaire mais lança un regard significatif à Barov, enthousiasmé par son progrès.
En effet, ces deux années de travail en tant que chef de l’Hôtel de Ville lui avaient ouvert les yeux et permis de voir les choses sous un nouvel angle. L’ancien assistant du Ministre des Finances de la Cité du Roi était aujourd’hui en mesure de déceler les causes fondamentales d’un conflit entre étudiants.
Cependant, Roland avait également noté certaines limitations dans la pensée de Barov. Les temps avaient changé puisqu’un puissant pouvoir centralisé était désormais en marche pour remplacer l’ordre aristocratique féodal. De ce fait, l’Hôtel de Ville avait de plus grandes responsabilités à assumer.
Le fait de faire figurer dans une loi une décision royale ne signifiait pas que celle-ci serait respectée par tous. Par ailleurs, une loi pouvait très bien être source de rébellion pour peu qu’elle s’oppose à la majorité des gens, générant un conflit sourd qui finirait tôt ou tard par exploser et devenir un problème épineux.
Il se tourna vers Sophia :
– « Qu’en pensez-vous ? »
– « Je ne vois pas les choses ainsi, Votre Majesté », répondit-elle. « Étant donné que la population de la Cité Sans Hiver est composée de sujets originaire de différentes régions de Graycastle, il est logique qu’ils aient des croyances différentes. Si nous cherchons à éviter tout conflit, la Loi risque de devenir trop complexe et difficile à gérer pour l’Hôtel de Ville. Je suggèrerais plutôt d’amener le peuple à réfléchir et de leur apprendre à discerner le bien du mal. À mon avis, cette approche sera bien plus efficace qu’une loi pour prévenir ce genre de différends. »
Sophia marqua une pause, réfléchit et poursuivit : « Quant au second point soulevé par Barov, vous devriez demander conseil à Mlle Ayesha, dans la mesure où Taquila doit avoir une riche expérience dans la gestion des incidents causés par l’éveil des sorcières. »
Roland but lentement une gorgée de thé. Il était entièrement d’accord avec Sophia sur le fait d’influer sur l’opinion publique en proposant des conseils appropriés. C’était un projet parfaitement réalisable, qui s’avérerait sans doute beaucoup plus porteur que d’adopter une solution unique, à savoir instaurer une loi. Ces différences entre gens n’étant pas issus des mêmes régions étaient beaucoup plus simples à gérer que les conflits alimentés par le nationalisme à l’époque moderne. Dans la mesure où ils n’avaient jamais été touchés par ce genre de sentiment, les gens accepteraient plus facilement l’idée que tous les habitants, qu’ils soient de Graycastle ou d’autres royaumes, étaient semblables.
Ceci étant, il décida de se montrer indulgent envers les étudiants impliqués dans ce conflit et d’inclure ce point de vue dans le matériel didactique afin de faire comprendre à tous ses sujets qu’à l’exception de quelques rebelles mus par des arrières pensées, tous formaient un peuple bon et honnête. Les innocents, en effet, n’avaient pas à payer pour les erreurs de quelques-uns.
À ses yeux, le plus difficile était de savoir comment harmoniser les relations entre les sorcières et le reste de la population.
Ce qu’il souhaitait, c’était que les sorcières ne restent pas un groupe isolé mais soient considérées comme faisant partie intégrante du peuple. Cependant, celles-ci étant très différentes du commun des mortels, cette tâche ardue risquait fort de perdurer tout au long de l’histoire de l’humanité. Comme il ne voyait pas de solution idéale à ce problème, il résolut de prendre son temps et de se renseigner auprès des sorcières de Taquila, ainsi que le lui avait suggéré Sophia.
Comme, heureusement, cet incident n’avait pas tourné au désastre, il n’aurait aucune peine à mettre en place sa politique d’intégration des sorcières à la population.
Sur ces considérations, Roland déclara :
– « Nous allons gérer ce conflit comme s’il s’agissait d’une simple bagarre entre étudiants. Celui qui a blessé la sorcière avec cette chaise se verra verbalement sermonné et sera tenu de payer ses frais médicaux. De son côté, l’Association des Sorcières règlera les soins des autres élèves blessés dans cette classe. Il appartiendra à l’Hôtel de Ville de faire au plus vite réparer ce bâtiment afin que nous puissions rouvrir l’école. »
– « Bien, Votre Majesté », répondirent d’une seule voix Barov et Sophia.
– « En ce qui concerne les mesures correctives, nous suivrons les suggestions de Sophia, à savoir agir sur l’opinion publique. D’ici peu, je rédigerai un plan d’action à votre intention. » Soulagé, il poussa un long soupir. « À propos, cette sorcière… »
– « Elle se prénomme Solène, Votre Majesté. Souhaitez-vous la rencontrer ? » Demanda Sophia.
– « Non, laissez-la se reposer quelques jours. Par contre, ce que vous pourriez faire, c’est demander à Wendy de lui rendre visite afin de lui dire quelques mots au sujet de l’Association des Sorcières. »
– « Je vois. »
Aussitôt après le départ de Barov et Sophia, Roland fit appeler Ayesha et Phyllis.
Ayesha n’était pas encore assise qu’elle lui dit d’un ton grave :
– « Votre Majesté, j’ai quelque chose à vous dire. L’éveil des sorcières à la Cité Sans Hiver ne me semble pas tout à fait normal. »