À la nuit tombée, Wendy se dirigea vers la chambre de Sophia. La main tendue, elle hésitait à frapper à la porte lorsque soudain, celle-ci s’ouvrit.
– « J’étais certaine que vous viendriez me trouver » dit Sophia en souriant. « Moi aussi je souhaitais vous parler, comme nous l’avons toujours fait. »
Apparemment, Sophia venait de prendre sa douche plus tôt que d’habitude car ses longs cheveux humides n’étaient pas attachés et pendaient en désordre sur ses épaules. Les rides de son front dissimulées par ses mèches, elle paraissait un peu plus jeune, plus douce aussi, suite à la vie plus que confortable qu’elle menait désormais à la Cité Sans Hiver.
Seuls ses yeux, dans lesquels se lisaient la maturité et la sagesse, n’avaient pas changé.
Wendy ne put s’empêcher de sourire :
– « Votre chambre ou la mienne ? » Demanda-t-elle.
– « La vôtre », répondit Sophia.
– « Entendu. »
– « Vous m’offrirez un verre de Boisson du Chaos ? »
– « Pardon ?! »
– « Bien sûr! Celle qui invite pour une conversation est également chargée des boissons. C’est une vieille règle entre nous et vous la connaissez très bien. »
– « Voilà donc la raison pour laquelle vous m’attendiez derrière la porte ? »
– « Exactement. La patience, qui est primordiale, est également une des leçons que la vie m’a apprises. Et vous ? Avez-vous appris la vôtre ? »
– « Très bien… »
Elles se dirigèrent vers la chambre de Wendy, dégagèrent la table de travail et la sorcière prit dans son tiroir deux verres qu’elle remplit de Boisson du Chaos. Aussitôt, ceux-ci se mirent à refléter des flammes rouge-orangées à la lumière de la Pierre Magique.
Sophia prit une gorgée de boisson :
– « Vous avez de la chance », dit-elle. « Cette boisson, en hiver, vaut largement la Liqueur du Dragon de Feu! »
– « Je vous envie », dit Wendy en tendant les mains.
– « Ne parlez pas ainsi. C’est grâce à Mlle Evelyne si nous avons le plaisir de déguster une telle boisson. »
Roland, en effet, trouvait très intéressant de distribuer aux sorcières des Boissons du Chaos aux goûts très divers. Chaque mois, toutes les sorcières avaient droit à un flacon de ces boissons créées par Evelyne mais elles ne recevaient qu’un numéro et ignoraient la saveur qu’aurait leur boisson avant le tirage au sort.
De ce fait, depuis quelques temps, les sorcières avaient pris l’habitude d’échanger leurs boissons ou de boire celle des autres. Comme Maggie héritait toujours de la plus populaire, toutes se demandaient si Evelyne ne lui vendait pas la mèche.
Elles prirent donc le temps de déguster le breuvage rouge-orangé qui leur réchauffait le cœur tout en écoutant le vent glacé qui soufflait au dehors, heureuses de se trouver dans une chambre bien chaude. Elles parlaient peu car il leur suffisait de se regarder pour se comprendre.
Wendy n’avait rien de spécial à dire. Elle se sentait tout simplement heureuse en cet instant. Il suffisait qu’elle ferme les yeux pour que la déclaration de Roland résonne dans son esprit :
« Je suis le seul en mesure de diriger cette coalition. »
Auparavant, elle trouvait Roland trop accessible et craignait qu’il ne fasse preuve de faiblesse ou ne se trompe sur certains sujets délicats, ce qui aurait été inconvenant pour un Roi. Mais à sa grande surprise, il avait énormément changé et à en juger par le ton et l’expression qu’il abordait lorsqu’il traitait avec les gens, en deux ans, il avait acquis en maturité et développé son autorité.
Il avait beaucoup évolué dans son rôle de dirigeant mais continuait à traiter les sorcières et le commun du peuple comme il l’avait toujours fait. Visiblement, c’était dans sa nature d’être bon pour les sorcières ce qui était plutôt étrange venant d’un noble, qui plus est de lignée royale.
Si elle était venue jusqu’à la porte de Sophia, c’est parce qu’elle était certaine que ce changement ne lui avait pas échappé. En effet, à l’époque de l’Association de Coopération des Sorcières, lorsqu’elles souhaitaient échanger des informations, Wendy, Sophia et Cara se réunissaient devant un verre de bière bon marché et discutaient toute la nuit, jusqu’à ce que, leur situation ayant empiré, elles soient contraintes de boire de l’eau additionnée de fruits sauvages.
Hélas, elles en étaient venues peu à peu à ne plus parler que de préoccupations et soucis au lieu d’échanger de bonnes nouvelles ou de faire des projets dans la mesure où Cara, qui avait d’autres préoccupations, les laissait de côté. Étant les plus âgées et les fondatrices de l’Association, ces deux sorcières se devaient d’être fortes car si elles venaient à renoncer, toutes auraient perdu l’espoir de trouver enfin la Montagne Sacrée. C’est ce qui leur avait permis de traverser les souffrances et les moments difficiles.
Mais tout ceci faisait désormais partie du passé.
Wendy but une gorgée et dit :
– « La réunion terminée, j’ai remis à Sa Majesté les résultats des tests des sorcières du Royaume de Wolfheart. »
– « Vraiment ? Alors, quel type de capacités ont-elles ? » Demanda Sophia, désinvolte, en s’adossant à son siège.
Wendy lui fit une description globale de leurs capacités mais resta délibérément vague au sujet d’Epée Brisée.
– « Devineriez-vous avec qui il compte faire travailler Epée Brisée ? »
– « Euh… probablement Rossignol ou Cendres…. Ce sont les seules à pouvoir utiliser pleinement son pouvoir. » Sophia réfléchit et ajouta : « Je sais qu’Anna et Chloris sont très puissantes, cependant, comme bien d’autres sorcières, elles ne sont pas en mesure de combattre des ennemis face à face. Nous n’avons que peu de sorcières de combat au sein de notre association. »
– « On dit que les grands esprits se rencontrent, pourtant, ce n’est pas ainsi que Sa Majesté l’envisageait », répondit Wendy, un doux sourire aux lèvres. « En fait, il ne l’a affectée auprès de personne en particulier. »
– « Pourquoi ? » Demanda Sophia, stupéfaite.
– « Selon lui, le propriétaire d’une arme doit l’avoir sur lui à tout moment, ce qui entraverait la liberté d’Epée Brisée. De plus, ce n’est pas nécessairement sur son temps de travail que l’ennemi décidera d’attaquer et l’aura de son épée n’est pas aussi puissante que la poudre à canon. Par conséquent, il est préférable qu’elle teste les effets combinés de ses pouvoirs avec ceux de toutes les sorcières plutôt que de se limiter à n’être qu’une arme. Sa Majesté lui trouvera un emploi en conséquence. »
– « Il compte donc lui choisir un emploi en fonction de l’intérêt que présente la combinaison des pouvoirs ? »
– « Oui, ce sont ses propres paroles. »
En effet, le ressenti de la sorcière étant primordial pour lui, il ne voulait pas lui donner un rôle qui la limiterait. C’était sans doute pourquoi Rossignol le soutenait de tout son cœur et avec du recul, c’était une chance qu’elles aient choisi de se fier à son jugement.
À cette pensée, Wendy eut un sourire. Ayant rempli une nouvelle fois son verre, elle le leva devant Sophia en disant :
– « À nous, pour avoir trouvé un si bon Roi. »
Sophia sourit à son tour et fit tinter son verre contre le sien :
– « À notre Montagne Sacrée », dit-elle.
La dernière gorgée bue, elle voulut remplir son verre et constata que la bouteille était vide.
– « Voulez-vous que j’aille chercher la mienne dans ma chambre ? » Demanda Sophia, qui en avait encore envie elle-aussi.
– « Non, conformons-nous à la règle que nous avons toujours suivie », répondit Wendy en tirant une autre bouteille d’un tiroir. « Mais la prochaine fois, j’attendrai que vous veniez frapper à ma porte. »
– « Une seconde : n’est-ce pas celle de Rossignol ? »
– « Certes, mais elle n’en a que faire. »
À nouveau, elles trinquèrent et se remirent à bavarder.
Quelle douce et merveilleuse nuit!