Surpris par cette question soudaine, Roland se tut un moment puis demanda avec un sourire: « Auriez-vous quelque chose à me dire ? »
– « Ce front uni étant lié à la survie de toute l’humanité, nous espérons que chaque décision sera pleinement prise en considération », répondit Pasha. « À cette fin, nous, survivantes de Taquila, suggérons d’adopter un système de gestion conjointe concernant ce front où toutes les décisions seront prises par les chefs des plus puissants groupes après négociation, ce qui nous permettra d’éviter les erreurs de jugement et d’assurer l’égalité des intérêts de chaque partie. »
– « Euh… cela semble s’apparenter au système des Trois Chefs de l’Union. »
– « Certes, si un triumvirat permet des prises de décisions rapides et justes, ce n’est pas la seule solution », expliqua l’antique sorcière. « Étant donné la situation actuelle, mieux vaudrait établir un système incluant les Quatre Royaumes ainsi que toutes les organisations de sorcières. Dans les premiers temps de l’Union, les campagnes militaires étaient programmées par une table ronde de onze dirigeants. »
En entendant cela, Roland dut admettre que c’était plutôt intelligent de leur part car en proposant un système de gouvernement conjoint, elles assuraient sans aucun doute leur statut au regard de ce front commun. Pour l’heure, il serait plutôt difficile aux autre royaumes ainsi qu’à des organisations de sorcières telles que l’Association ou encore l’Île Dormante de rivaliser avec elles, leur centaine de Sorcières du Châtiment Divin et les puissants instruments magiques laissés par la civilisation souterraine. Au cours de décennies de combat contre les Diables, elles avaient accumulé de riches expériences et s’avéraient extrêmement puissantes lorsqu’elles se battaient aux côtés d’autres sorcières et d’armées de personnes ordinaires.
Si Roland donnait son accord, ce groupe de sorcières deviendraient certainement l’un des décideurs dans ce système, ce qui leur permettrait de s’assurer des avantages en tirant parti de leur statut de sorcières pour établir de bonnes relations avec les autres organisations et être ainsi reconnues.
Persuadé que si elles lui soumettaient cette demande, c’était pour se protéger et non pour imposer leurs lois à l’humanité ni pour renverser les royaumes en place, il comprit que chaque groupe, avant de rejoindre une vaste organisation comme celle-ci, se montrerait prudent et exigerait des mesures de protection.
À l’époque où il venait à peine de devenir Seigneur de Border Town, il aurait sans doute accepté la proposition des sorcières de Taquila mais à présent, il n’était plus le même.
D’un ton autoritaire, il répondit :
– « Voilà une suggestion intéressante, mais je refuse que ce front uni soit gouverné par plusieurs personnes. Je tiens à en être le seul dirigeant, ce sera le moyen de plus efficace et le plus fiable de le gérer. »
Certes la modestie était une vertu mais Roland savait pertinemment que le moment n’était certainement pas à l’humilité dans la mesure où si le système des Trois Chefs convenait parfaitement à l’Union, ce n’était pas le cas le concernant.
En effet, dans ce monde, lui seul savait ce qu’était l’industrialisation et comment tirer le meilleur parti des ressources de son domaine.
Pour obtenir une évolution rapide dans le secteur industriel, il devait faire en sorte que tous les services administratifs obéissent à ses ordres et travaillent de concert, un peu comme des machines, vers le même objectif. Chaque ordre émis par l’Hôtel de Ville devant atteindre sans difficulté chacun de ses sujets et toutes les ressources de son domaine visant à être réparties et gérées conformément à ses projets, l’adoption d’un système de gouvernement commun au sein duquel il serait tenu de s’expliquer et de convaincre tous les autres décideurs de son choix de mener telle ou telle politique risquait fort de ralentir le processus d’industrialisation.
Devant son rejet pur et simple de la proposition de Taquila, toutes les personnes présentes à la réunion, y compris les antiques sorcières, tombèrent dans un silence embarrassé.
Roland se racla la gorge :
– « Si nous édifions ce front uni, c’est pour lutter ensemble contre les Diables. Cependant, je n’exige pas de vous que vous nous rejoigniez immédiatement », expliqua-t-il calmement. « Je préfèrerais que vous veniez vous installer dans la Région de l’Ouest afin de consolider notre confiance mutuelle. Ce que vous y verrez sera bien plus convainquant que des accords verbaux. »
– « Et… que sommes-nous supposées y voir ? »
– « Vous y verrez notre force et notre détermination à lutter contre les Diables, ainsi que la situation actuelle d’autres organisations, qu’elles fassent ou ne fassent pas partie de celle coalition. Vous pourrez ainsi décider de vous y joindre ou non mais quand bien même vous ne le souhaiteriez pas, nous pourrons toujours coopérer au regard de bon nombre de projets tels que des expériences ou encore la recherche de l’Élue. Je vous fais la promesse de ne pas interférer avec vos affaires internes. »
– « Cela ne vous posera pas problème si nous ne vous donnons pas la relique ni le noyau magique ? » Coupa Céline.
– « Non. En fait, je n’envisageais pas de combattre les Diables grâce aux instruments présents dans les vestiges du labyrinthe. Quant à la relique, je ne m’en inquiète pas si tant est que vous la conserviez dans un endroit sûr. Comme je vous l’ai expliqué, la première étape à franchir pour établir notre confiance mutuelle est d’œuvrer ensemble pour trouver l’Élue et protéger la relique. Prenons le temps d’envisager la suite de notre coopération. »
La voix froide qui était restée un long moment silencieuse, se fit à nouveau entendre :
– « Pour un homme ordinaire, je dois dire que vous n’êtes pas commun », dit-elle. « Cependant, avez-vous déjà envisagé le fait qu’il pouvait être très risqué de vouloir gérer seul cette coalition ? Si jamais la Bataille de la Divine Volonté devait durer des décennies, vous allez nécessairement vieillir et vous affaiblir. Quelle assurance avez-vous que vos successeurs accepteront de se conformer à votre volonté de diriger cette guerre ? Seul un système de gouvernement commun pourrait remédier à ce genre de problème. »
– « À mon avis, ce ne sera pas un problème. J’ignore combien de temps durera cette guerre mais je pense durer plus longtemps que toutes vos vies réunies », dit-il, convaincu qu’en cet instant, il lui était indispensable de bluffer.
Certes, n’ayant pas hérité du pouvoir magique de Cléo, il ne savait pas s’il avait acquis sa durée de vie, cependant, plutôt que de tenter de convaincre ces antiques sorcières que grâce à un système dont elles n’avaient jamais entendu parler, ses successeurs poursuivraient le travail commencé, mieux valait se référer à un pouvoir incroyable.
Il leur décrivit en détail le Champ de Bataille des Âmes.
Un long silence s’ensuivit.
Il regarda les créatures globuleuses et vit leurs tentacules se nouer les uns aux autres tandis que leurs écailles passaient du brun grisâtre au brun rougeâtre. De toute évidence, elles avaient une discussion animée.
Un long moment passa, puis les tentacules retombèrent.
– « Je comprends », dit Pasha d’un ton solennel. « Mais il va nous falloir au moins un mois pour déplacer tout ce dont nous avons besoin. J’ose espérer que vous pourrez mettre à notre disposition du matériel de construction dans la mesure où il va nous falloir construire un palais ainsi qu’un laboratoire dans les montagnes de l’ouest. Nous n’aurons pas assez d’une caverne pour y mettre toutes nos affaires. »
– « Un instant! », s’enquit Roland, surpris : « Comment allez-vous pouvoir construire de tels édifices sous terre ? »
Sachant combien, compte tenu des ténèbres et de l’humidité du sous-sol, il était difficile de construire dans ces conditions, il envisageait de demander à Lotus de relier des grottes souterraines présentes dans les montagnes à l’attention des sorcières de Taquila dont les corps ne nécessitaient guère de confort.
Voilà que celles-ci, qui semblaient mieux maîtriser que lui les techniques de construction, envisageaient de construire un palais sous la terre!
– « Notre ver dévorant s’en chargera », expliqua Pasha. « C’est une énorme enveloppe dont l’apparence rappelle celle d’une bête sauvage. Nous en avons une dans les ruines, celle que nous avons utilisée pour entrer dans la Cité de Lumière du Royaume de l’Aube. »