Lorsque Roland entra au salon, son attention fut soudain attirée par le rideau de lumière qui recouvrait la moitié d’un pan de mur.
Des contours de cette barrière immatérielle émanait une lumière violette clignotante : on aurait dit qu’un passage entre différents plans avait été créé dans ce mur. De l’autre côté, on pouvait distinguer une image plutôt sombre ressemblant à une immense cavité creusée sous la terre. Une rivière rouge reflétait de minces filets qui, tels des toiles d’araignées, éclairaient les parois rocheuses et le dôme, laissant vaguement deviner les contours de ces ruines antiques. À en juger par l’effet visuel, particulièrement vivant, il ne s’agissait pas d’une illusion, mais d’une diffusion en direct transmise depuis des centaines de kilomètres.
Un monstre globuleux géant auréolé de tentacules déployés fit face à Roland tandis qu’une voix étrange résonnait dans sa tête.
– « Je suis désolée de vous avoir fait attendre, Votre Majesté, Roi respecté de Graycastle. Je me nomme Pasha et je suis l’une des survivantes de Taquila. Phyllis a dû vous parler de nous. »
« Voilà donc ce qu’elle entendait par communication directe », se dit Roland qui s’assit face au rideau de lumière, aussitôt rejoint par Rossignol, Tilly, Ayesha, Wendy et Sophia.
– « Puisque vous avez pu communiquer entre vous, je n’aurai donc pas à me présenter », répondit-il.
– « Vous ne semblez pas surpris par mon apparence », dit Pasha, étonnée. « Je pensais qu’il vous faudrait un certain temps avant de pouvoir accepter l’idée que je suis une sorcière. »
« C’est parce que je ne suis pas étranger à des concepts tels que les appendices ou les prothèses », pensa Roland qui répondit paisiblement :
– « La Lune Sanglante approche. Le temps est donc précieux pour vous comme pour nous. Mieux vaut nous montrer honnêtes dès le départ plutôt que de nourrir soupçons et dissimulation. Je suppose qu’en tant qu’anciennes dirigeantes du continent, vous êtes d’accord avec moi ? »
Pasha demeura un moment surprise puis éclata de rire :
– « Phyllis avait raison », dit-elle. « Vous êtes vraiment quelqu’un d’exceptionnel et d’extraordinaire. »
– « C’est parce que je m’appuie sur ceux qui m’ont précédé », répondit Roland. « Venons-en au fait : nous avons un objectif commun, à savoir la lutte contre les Diables. Si vous nous avez envoyé Phyllis, c’était avec l’intention de trouver l’Élue et d’entrer en communication avec royaumes de ce monde, je me trompe ? »
– « C’est tout à fait exact » admit Pasha avec franchise. « Au départ, nous avions l’intention de nous infiltrer discrètement et progressivement recruter ou contrôler des personnes ordinaires afin de trouver l’Élue. Mais l’échec de l’Église nous a fait comprendre qu’il existait un autre moyen d’y parvenir : jouer cartes sur table et rassembler toutes les sorcières. »
– « C’est pourquoi vous avez choisi Graycastle ? »
– « Selon les informations que nous avons recueillies, la plus vaste organisation de sorcières se trouve sur l’Île Dormante, dans les Fjords et leur leader est votre jeune sœur. Par ailleurs, Graycastle est un grand pays qui a vaincu l’Église, aussi était-il tout à fait judicieux de le choisir pour commencer nos recherches. En toute honnêteté, je pensais que Phyllis mettrait au moins deux ou trois ans avant de se lier avec vous. Je ne m’attendais pas à recevoir ce surprenant message. »
– « Formidable! » Répondit Roland avec un sourire. « Il semblerait que nous ayons gagné deux à trois ans d’un temps précieux. Rien que pour cela, notre entretien mériterait d’être inscrit dans l’histoire. »
– « En effet », dit Pasha, souriant à son tour. « Mais pour cela, il faut d’abord que nous triomphions des Diables et que nous puissions vivre et prospérer dans le Pays de l’Aurore. »
– « Bien sûr! Les Diables ne sont pas invincibles : il suffit que les personnes ordinaires et les sorcières fassent fi des malentendus et coopèrent main dans la main. » Roland marqua une pause avant d’ajouter : « De mon côté, je pourrai vous aider à trouver l’Élue. Après tout, ce n’est pas une mauvaise chose que d’avoir en notre possession une puissante arme supplémentaire dans notre lutte contre les Diables. Ceci dit, notre coopération doit reposer sur une compréhension mutuelle. Qu’en pensez-vous ? »
– « Tout à fait d’accord », répondit Pasha en balançant harmonieusement ses tentacules. « S’il y a quoi que ce soit que vous désiriez savoir, je vous en prie, Votre Majesté, n’hésitez pas à poser vos questions. »
Roland se tourna vers Tilly et les autres sorcières, puis répondit calmement :
– « Depuis que j’ai appris cette face cachée de l’histoire, je suis vraiment confus : qu’avez-vous donc bien pu trouver dans les ruines de suffisamment important pour causer la rupture entre Taquila et la Cité des Météores et entraîner la chute de l’Union ? »
Si le Roi avait décidé de contacter les survivantes, c’était aussi parce l’Instrument de la Rétribution Divine par lequel les sorcières pensaient pouvoir remplacer le projet de l’Armée du Châtiment Divin devait être extraordinaire. La technique du transfert des âmes était quelque chose qui échappait totalement à la science et à la technologie modernes.
Convaincu qu’il était loin de tout savoir dans ce domaine, Roland préférait faire appel au bon sens qui voulait que l’on s’appuie sur les mérites de chacun pour progresser ensemble.
En fait, il avait toujours souhaité rapprocher ce fameux pouvoir magique, visiblement tout-puissant, de la science et de la technologie.
En voyant la sorcière transmettre directement au château des images vivantes à l’aide d’objets récupérés dans des ruines antiques, il fut convaincu que cet entretien était absolument nécessaire.
Nul doute que ce phénomène dépassait les capacités des sorcières.
Il n’avait pas plutôt prononcé ces paroles que Roland entendit de nombreuses voix dans sa tête, certaines inquiètes, d’autres mécontentes. Il comprit aussitôt que bon nombre de sorcières de Taquila assistaient à l’entretien.
– « Pasha! »
– « Êtes-vous certaine de vouloir lui en parler ? »
– « C’est le secret de Dieu! »
– « Nous avons fait un immense sacrifice pour… »
– « Précisément », coupa Pasha d’une voix forte, interrompant les murmures de l’assistance. « Que cela ne soit pas en vain! Voulez-vous que nous nous donnions les moyens de vaincre les Diables ou préférez-vous emporter ce secret dans la tombe, comme ces pierres tombales que nous avons trouvées ? »
Sans doute parce qu’elle avait touché à un point crucial, personne n’osa la contredire.
Cette réaction attira l’attention de Roland : « Il semblerait que, pour l’essentiel, ce qu’a rapporté Phyllis au sujet des survivantes soit vrai. Dans une certaine mesure, elles ont éradiqué l’influence du statut et de la classe sans quoi elles n’auraient jamais argumenté sur un sujet aussi important. Cependant, Pasha semble avoir conservé son prestige au sein de la communauté. »
– « Je suis désolée », dit Pasha en tendant ses tentacules en direction du salon comme pour exprimer ses excuses. « Cette information, qui est d’une importance capitale, ne peut plus rester un secret entre nous. » Elle marqua une pause et reprit : « Pour être exacte, ce n’est pas nous qui avons trouvé ces ruines mais ce sont elles qui nous ont contactées. »
Roland fronça les sourcils :
– « Taquila ? »
– « Non, c’est arrivé à l’époque qui a précédé la nôtre…peu avant le début de la Première Bataille de la Divine Volonté. »
« Qu’entend-elle par « nous » ? La totalité de l’humanité ? »
Roland sentit un frisson le traverser des pieds à la tête :
– « C’était il y a presque huit cents ans! »
– « C’est vrai », soupira Pasha. « Mais malheureusement, nous n’avons pas compris de suite que ce qui tentait de nous joindre était une civilisation. Une civilisation disparue sous terre. »