Depuis des milliers d’années, on n’avait jamais vu de soleil durant les Mois des Démons.
Le ciel, invariable, était semblable à un rideau sombre et lugubre sous lequel la neige tourbillonnait au vent. À l’exception de son intensité, les gens ne remarquaient guère de différence de temps. Lorsque, comme ce jour-là, on ne voyait plus que quelques rares flocons, c’était un signe que la neige s’était arrêtée de tomber car la majorité du temps, les flocons envahissaient la totalité du ciel et recouvraient tout le pays en permanence.
Cette lumière blanche était donc particulièrement remarquable. En jaillissant du sol, elle illumina en un instant tout le paysage enneigé.
Phyllis retint son souffle, le regard fixé sur la lumière en cet instant où tout semblait à la fois rapide et lent.
Lorsque, très vite, la lumière s’estompa pour devenir une boule de feu orange, le sol, à mille mètres du mur se souleva!
Ce n’était pas une illusion. Elle vit nettement le champ enneigé se soulever et former un arc souple, donnant l’apparence que le sol n’était pas fait de terre et de roches mais d’eau capable de changer de forme de façon aléatoire. Au sommet de cet arc, la boule de feu s’élevait comme si elle cherchait à se libérer des entraves de la terre.
Le plan fonctionnait!
Ce qui suivit se produisit pratiquement en un clin d’œil. De la fumée, des nuages de poussière et des flammes jaillirent du sol, déchirant sa surface courbe! La boule de feu monta en flèche, accompagnée de flots de fumée noire qui s’élevèrent sur plusieurs dizaines de mètres, s’étalant pour former un mur immense. Phyllis ne voyait presque plus le ciel. Cages et bêtes démoniaques furent réduites en cendres devant la boule de feu. C’est alors que le rugissement de la terre parvint à ses oreilles. Elle frissonna tandis que son cœur battait la chamade.
Soudain, la terre se mit à trembler!
Phyllis agrippa instinctivement Ayesha. Elle voulut dire quelque chose mais le souffle d’air venu du front l’en empêcha. Les gens qui se tenaient sur les remparts vacillèrent sous l’effet du vent et mirent un bon moment à se remettre de leurs émotions. Abasourdis par ce spectacle, ils regardaient le mur de fumée s’élever, oubliant même d’applaudir.
« Est-ce là la clé ? » Se demanda Phyllis en déglutissant.
Jamais elle n’aurait imaginé que les gens ordinaires de cette époque puissent maîtriser une puissance aussi terrible. Un Diable Supérieur lui-même ne pourrait survivre à un tel incendie venu du tréfonds de la terre.
Le soleil rouge s’assombrit : on ne voyait plus que quelques flammes écarlates au travers de la fumée noire qui s’élevait et montait en flèche dans les airs : on aurait dit qu’elle ne faisait plus qu’un avec les nuages. Les particules de terre et les morceaux de bêtes démoniaques qui avaient été projetés dans le ciel lors de l’explosion retombaient à présent tels une pluie de sang dans la neige environnante.
Devant ce spectacle, Phyllis comprit enfin d’où venait la confiance d’Ayesha.
Grâce à cette puissance à secouer la terre, les gens ordinaires auraient la possibilité de lutter contre les cruels Diables.
Mais ce qu’elle ne comprenait toujours pas, c’était pourquoi Roland Wimbledon appelait cela de l’art.
« L’explosion serait-elle un art ? » Se demandait-elle.
Retnin était complètement intoxiqué par le vent froid rempli de fumée générée par la poudre à canon. L’explosion avait totalement réveillé son enthousiasme :
C’était de la chimie!
De la vraie chimie!
Il regarda Reili, l’ancien Chef Alchimiste de la Cité du Roi, Archer, et vit la même lumière briller dans leurs yeux, ce qui semblait incompatible avec leur apparence vieillissante. De vagues souvenirs lui revinrent : la dernière fois qu’il avait été aussi rayonnant, c’était lorsqu’il s’était inscrit comme disciple à l’Atelier d’Alchimie. Il avait alors dix ans.
Retnin eut le sentiment d’avoir enfin trouvé ce à quoi il désirait consacrer le reste de sa vie.
Comme le soleil, il voulait attirer l’attention de tous et seule la chimie pourrait l’aider à atteindre cet objectif!
Malheureusement, il avait presque 50 ans. Si seulement il avait pu assister à ce spectacle vingt ans plus tôt et compris bien avant le véritable pouvoir de la chimie! Cela n’avait rien à voir avec les flammes et les fumées dégagées par la combustion de grossières poudres de neige, c’étaient la lumière et la chaleur à l’état pur!
Enfin, il l’avait découvert!
En voyant la stupéfaction des astrologues non loin de lui, Retnin ne put s’empêcher de sourire.
Désormais, un seul nom serait retenu par la tradition des Sages : l’autre tomberait bientôt dans l’oubli.
Il voulait que tout le monde puisse expérimenter le pouvoir des explosions et louer la grandeur de la chimie!
Se souvenant que la “Chimie Intermédiaire” proposait maints projets d’explosifs, il bouillait d’impatience de commencer de nouvelles expériences.
– « Qu’est-ce qu’on attend ? »
– « Allons postuler à l’un des laboratoires de Kyle Sichi. »
– « C’est exactement ce à quoi je pensais! »
Les trois alchimistes exprimèrent simultanément leurs idées et suggestions.
Retnin jeta un dernier coup d’œil à la colonne de fumée qui s’attardait dans les airs et prit le chemin du laboratoire.
« Vous comprenez à présent pourquoi je tiens tant à ce que vous restiez à la Cité Sans Hiver ? » Demanda Edith en tapotant la tête de Cole.
Celui-ci garda le silence un long moment avant de demander d’une voix rauque :
– « Pour ça ? »
Très pâle, il agrippait le bras de sa sœur.
De toute évidence, il était encore terrifié par la formidable puissance de l’explosion.
– « Nul ne peut résister à Roland Wimbledon », dit doucement Edith : « En dépit de leurs titres et de leurs terres, les aristocrates ne sont rien comparés à ce genre de pouvoir. Il peut faire d’un royaume ce qu’il veut. Lorsqu’il a ordonné l’abolition de la noblesse, ces aristocrates auraient dû lui remettre leurs terres et leurs droits. Malheureusement, la plupart des gens ne l’ont toujours pas compris. »
Quoiqu’elle trouvât cela dommage, la Perle de la Région du Nord ne semblait pas s’appesantir sur leur sort. Elle éprouvait plutôt de la jubilation.
– « Mais nous sommes des aristocrates », souligna Cole avec une moue.
– « Peut-être, mais nous n’avons plus de titre », répondit Edith en conduisant son jeune frère au bord des remparts.
La démonstration terminée, les gens quittaient peu à peu les lieux. Cole pouvait à présent voir au loin le sol noir, carbonisé. On aurait dit qu’il avait été sévèrement labouré.
Edith poursuivit : « Si les aristocrates sont respectés, c’est pour leur richesse et leur puissance, et non pour les terres qu’ils foulent. La noblesse ne disparaîtra pas vraiment. Regardez cette plaine : que sa surface soit nette ou accidentée, couverte de neige ou d’herbe, sa nature ne changera jamais. La Cité Sans Hiver est le point de départ de la nouvelle ère. Si vous voulez rester un aristocrate, il va vous falloir intégrer les nouvelles règles telles que définies par Sa Majesté. »
Durant un moment, Cole eut l’impression d’avoir compris. Il acquiesça cependant, habitué qu’il était depuis des années à obéir à sœur.
– « Entendu », dit-il, « je reste ici. Je ne vous ennuierai plus pour retourner dans la Région du Nord. »
– « Très bien. Ne pensez-vous pas qu’il est beaucoup plus intéressant d’explorer de nouvelles règles et de nouveaux pouvoirs plutôt que de gérer des parcelles de terre immuables ? »
Cole leva les yeux vers le joli visage de sa sœur.
Ses longs cheveux, tels du satin soyeux, volaient sous le vent du nord. Ses longs cils serrés, l’élégante courbe que formaient son nez et ses lèvres lui conféraient une beauté indicible.
Cependant, le rouge sur les joues d’Edith l’intriguait. C’était ce qui arrivait aux femmes lorsqu’elles étaient particulièrement agitées.
« Ma sœur s’intéresserait-elle à une colonne de fumée qui monte en flèche vers le ciel ? »
Cole en doutait.
Le jeune homme détourna les yeux, cachant ses soupçons profondément dans son cœur.