Ferlin Eltek fut plutôt surpris de voir le défilé des soldats de la Première Armée gravir le mur de façon ordonnée.
En sa qualité d’ancien Chevalier vedette de la Région de l’Ouest habitué à l’entraînement, il savait combien il était difficile de faire en sorte que les hommes restent alignés en défilant. Lorsque le Seigneur les passait en revue, les chevaliers comme les mercenaires étaient rangés en ligne n’excédant pas cinq personnes car dans le cas contraire, ils risquaient d’offrir aux spectateurs situés à distance le spectacle d’un affreux désordre.
En général, la difficulté de maintenir l’ordre augmentait de manière exponentielle avec le nombre de soldats. Mais cette troupe de plus de cent soldats formant des colonnes et rangées de dix, tous en uniforme et portant des rubans brillants en diagonale sur la poitrine, donnaient l’impression d’un carré qui se déplaçait.
Devant cet impact visuel, Ferlin ressentit un élan irrésistible : Lorsque la formation était maintenue, l’avantage d’un groupe de grande envergure offrait un effet beaucoup plus impressionnant.
Il suffisait de voir les réactions enthousiastes de la foule autour de lui.
– « Regardez, c’est mon fils, là, dans la troisième rangée! »
– « Voyez comme ils marchent bien en ordre! »
– « Oui! On dirait qu’il n’y a qu’une personne! »
– « S’ils devaient affronter des ennemis sur le champ de bataille, je suis certains que ceux-ci prendraient peur à la simple vue de cette formation. »
– « À mon avis, ils auront déjà fui rien qu’en entendant le nom de Sa Majesté. »
– « Comment s’appelle cette chanson ? »
– « Je ne sais pas, mais en tout cas, elle me revigore! »
– « Cela est dû au pouvoir magique de Mlle Echo. »
– « Quel dommage que May ait manqué cela! » Dit Irène en agrippant le bras de son époux. « Elle aurait sûrement pu reproduire cette scène passionnante dans la pièce. »
– « Elle est enceinte », répondit Ferlin en souriant. « Son état ne lui permet pas de rester assise avec vous sur le mur. Mais soyez tranquille, l’occasion se représentera. Je suis prêt à parier qu’à l’avenir, les évènements comme celui-ci seront de plus en plus nombreux. »
Les revues de Chevaliers comme les démonstrations de tir étaient des moyens offerts au Seigneur de montrer sa puissance et celle de la Cité Sans Hiver dépassait l’imagination. Nul doute que Sa Majesté était en mesure de conquérir de nombreux territoires. Avec une telle armée, il ne serait pas surprenant qu’il parvienne à inclure dans son empire les Quatre Royaumes le moment venu. S’il voulait impressionner le peuple, de telles manifestations seraient indispensables.
– « Très cher, ne vous plairait-il pas de faire partie de cette troupe ? » Demanda soudain Irène.
– « Pardon ? » S’exclama Lumière du Matin, surpris.
– « Je le devine au rythme où bat votre cœur », répondit son épouse avec un sourire.
– « Est-ce que… »
Ferlin poussa un soupir auréolé de buée blanche. Même si son père n’avait pas abordé la question à l’époque, il savait pertinemment qu’il ne resterait pas enseignant toute sa vie.
Sir Eltek avait raison. S’il aimait tant les livres, il n’aurait jamais pris la décision de devenir Chevalier et de faire tout son possible pour être le célèbre Lumière du Matin.
Sa place, en effet, était au sein de l’armée.
Il rêvait de devenir l’épée de Sa Majesté, de se battre pour le Roi et de jouer un rôle dans l’expansion du territoire du royaume à une échelle sans précédent.
Selon Sa Majesté, un chevalier qui s’était rendu n’avait aucune chance de reprendre les armes mais à en croire son père, il existait d’autres moyens pour lui de rejoindre la Première Armée.
Il se demanda quelle ampleur avait désormais l’État-major de Sa Majesté.
En regardant les artilleurs prendre leurs positions, il eut le sentiment de se voir lui-même dans le futur.
La musique s’interrompit, signe que les équipes étaient prêtes pour le tir.
Van’er donna l’ordre de viser.
Six Canons de Forteresse installés sur la zone élargie des remparts dirigèrent leurs tubes vers les cages situées à trois cent mètres, distance permettant aux obus d’atteindre leur cible en ligne droite sans retomber. Comme il n’était pas certain que les corps des bêtes démoniaques déclenchent l’explosion, il fallait orienter les museaux de manière à ce que les obus touchent la neige sous les cages.
– « Mon Dieu, comme celui-ci est laid! » Siffla Nelson tandis que l’équipe de tireurs au mortier dont il était responsable visait un grand hybride de type ours-loup.
La bête, probablement prise d’un sombre pressentiment, luttait pour se débarrasser de ses chaînes et son énorme corps en heurtant les barreaux, faisait trembler la cage.
– « Un peu de sérieux, voyons! » dit Van’er en fronçant les sourcils. « Vous n’êtes pas à l’entraînement. Tout le monde nous regarde. »
– « Je suis un peu nerveux », dit Griffe-de-Chat d’une voix légèrement tendue. « Le fait que tant de gens nous regarde me donne envie de faire pipi… »
De nombreux soldats partageaient ce ressenti.
– « Ouais, c’est bien plus inconfortable que lorsque nous avons autrefois affronté la Chevalerie du Duc. »
– « Si nous manquons la cible, tous les citoyens vous rire de nous. »
– « Comportez-vous comme lors de l’exercice précédent. Trêve de sottises! » Ordonna Van’er en lançant un coup d’œil à Griffe-de-Chat. « Et ne confondez pas les obus réels avec ceux sans tête. Si quoi que ce soit tourne mal, vous n’échapperez pas à la détention. À présent, chargez! »
L’heure du chargement étant arrivé, tous s’affairèrent. Quel que soit leur sentiment en cet instant, ils étaient tellement entraînés qu’ils auraient pu le faire les yeux fermés.
Les Canons de Forteresse de 152 mm étaient beaucoup plus rapides à charger que l’artillerie de campagne de douze livres. Lorsque les six canons furent prêts, Hache-de-Fer commença le compte à rebours :
– « Dix, neuf, huit… »
Le silence se fit dans l’assistance : on aurait dit que tous attendaient le moment où des museaux jailliraient les flammes et le tonnerre.
Cependant, Van’er était étonnamment calme. Il regardait les bêtes démoniaques qui rugissaient furieusement dans leurs cages, se remémorant l’époque où, quatre ans plus tôt, son jeune frère était mort de faim et de froid dans ses bras. Il se revit s’entraîner jour et nuit pour un œuf supplémentaire et affronter les bêtes démoniaques avec des piques, debout sur le mur de pierres.
Plus que jamais, il se rendait compte des changements survenus au cours des dernières années.
– « Cinq, quatre, trois… »
Lui qui n’était qu’un simple mineur de la Vieille Rue de Border Town n’avait jamais envisagé de rester dans la milice pour défendre les terres de Sa Majesté contre les bêtes démoniaques. Mais un jour, Roland lui avait dit : « J’ai confiance en vous. Continuez ainsi. »
Jamais il n’aurait pensé que les choses deviendraient ce qu’elles étaient à ce jour.
Van’er tourna discrètement la tête et regarda l’homme aux cheveux gris qui se tenait au loin. Grâce à Roland Wimbledon, il était devenu quelqu’un de posé. Il suffisait que Sa Majesté se tienne derrière lui pour qu’il ait le courage d’affronter n’importe quel ennemi.
– « Deux, un… Feu! »
– « Feu! »
Van’er abaissa brusquement le bras.
Au même moment, six Canons de Forteresse se mirent à cracher de longues flammes accompagnées de fumée verte. Un bruit d’explosion assourdissant transforma la neige qui recouvrait le mur en une brume blanche. En un clin d’œil, les obus furent projetés sur trois cent mètres et lorsque le bruit de bombardements parvint aux oreilles des gens, ceux-ci étaient déjà tombés devant les hybrides.
La fusée comprimée mit le feu à la poudre à double base contenue dans l’ogive, emportant en un éclair six piliers de boue et déchiquetant les cages de bois. Les corps apparemment robustes des bêtes ressemblaient désormais à du papier tourbillonnant sous l’effet de la pression de l’air. Des copeaux de bois mêlés de chair chaude et sanglante s’envolèrent vers le ciel tandis que des entrailles et des membres brisés se dispersaient tout autour.
Le public laissa éclater sa joie.