Le transport des barils de poudre à canon jusqu’à l’endroit déterminé hors des remparts n’étant pas chose aisée, il leur fallut plus de temps que Roland ne l’avait escompté pour enterrer la poudre noire et les détonateurs. La neige qui leur arrivait au niveau des genoux gênait les mouvements de la voiture et le transport devait être interrompu à chaque fois qu’ils rencontraient des bêtes démoniaques. Même si Lotus était là pour aider à creuser des tranchées et les remplir, les préparatifs nécessitèrent presque une semaine.

Afin d’obtenir le meilleur effet explosif possible, Roland avait prévu de mettre le feu à la poudre avec un détonateur électrique. Le principe était très simple, étant donné qu’il ne serait pas nécessaire de le transporter ni de le stocker. Le dispositif comprendrait un petit tube de cuivre scellé rempli de fulmicoton et deux fils, également en cuivre, reliés à un troisième pour former un court-circuit. Lorsqu’ils enverraient le courant, le mince fil de cuivre serait brûlé et enflammerait le coton qui provoquerait ainsi la détonation.

Le fil serait enterré dans le sol par Lotus, à une profondeur de près de cinq mètres afin d’éviter que la route ne soit endommagée par l’artillerie terrestre ou les bêtes démoniaques, étant donné l’absence de gaines de protection. Tous les fils seraient ensuite reliés à un générateur situé dans la tour de contrôle principale des remparts. Il n’y aurait alors plus qu’à tourner la manivelle pour envoyer le courant et déclencher l’explosion.  

Restait à trouver une cible vivante.  

Debout sur le mur, Roland se tourna vers les “concurrentes” alignées devant lui et s’éclaircit la voix :

– « N’oubliez pas que dans cette chasse aux bêtes démoniaques, l’amitié prime sur la compétition. Votre sécurité étant une priorité absolue, personne ne devra quitter la zone de surveillance de Chloris. Est-ce bien clair ? »

Par souci d’équité et afin de réduire le fardeau de Chloris, les sorcières participantes avaient formé trois équipes de deux : Cendres et Andrea pour celle de l’Île dormante, Foudre et Maggie pour la Cité sans Hiver et enfin Phyllis et Ayesha qui représentaient Taquila.  

Roland aurait bien voulu former également une équipe de Wolfheart, composée d’Ivy et Annie, mais cette dernière ne voulant pas participer à la chasse, comme les autres sorcières du royaume n’étaient pas des combattantes, il avait dû renoncer.

– « Oui! » répondirent en chœur les sorcières.  

Andrea Quinn, en particulier, était pleine d’énergie. Depuis qu’elle avait goûté aux Boissons du Chaos, Andrea, fille de l’une des trois grandes familles nobles du Royaume de l’Aube, était si obsédée par le goût unique de la Liqueur du Feu du Dragon qu’elle était prêt à échanger un mois de boissons contre le tout dernier tonneau encore à moitié rempli de ce breuvage.

Roland avait répondu que les gagnantes auraient droit à tout ce qu’elles voulaient.

– « Les règles sont très simples. Le concours sera limité à une journée et l’équipe qui, dans ce laps de temps, aura attrapé le plus de bêtes démoniaques sera déclarée gagnante. Cependant, seules les bêtes mises en cage seront comptées », dit Roland, désignant des cages de fer placées au bas des remparts. « En outre, si jamais l’une d’entre vous est surprise hors de la zone de surveillance de Chloris, son équipe sera immédiatement disqualifiée. Ceci étant dit, que le concours de chasse commence! »  

Il n’avait pas plutôt prononcé ces mots que Foudre et Maggie filèrent droit vers le ciel en direction de la Forêt aux Secrets. Les deux équipes restantes, quant à elles, ne pouvaient compter que sur leurs jambes.  

– « À votre avis, qui va l’emporter ? » Demanda joyeusement Tilly après que les trois équipes eurent quitté le mur de la ville.

Roland, qui avait le sentiment que son sourire cachait quelque chose, répondit :  

– « Eh bien… Il est fort possible que ce soit Foudre et Maggie. Elles ne sont sans doute pas les plus forte sur le plan des capacités mais comme nous ne prenons en compte que les bêtes démoniaques mises en cages, leur rapidité peut jouer en leur faveur. »

– « Je vous propose un pari, mon frère », dit-elle avec un sourire en coin. « Pour ma part, l’équipe gagnante sera celle de l’Île dormante. »  

« Andrea et Cendres ? » Roland réfléchit un instant : « Andrea est une sorcière de combat à distance, très professionnelle et Cendres une Extraordinaire. Leur puissance ne fait donc aucun doute, mais s’il leur est facile d’anéantir un ennemi, en revanche, elles auront plus de mal à capturer des bêtes vivantes. Si elles veulent pouvoir les transporter facilement, elles devront les frapper de manière à les assommer, ce qui leur coûtera davantage d’énergie que si elles les tuaient. Aussi je ne suis pas certain qu’elles l’emportent. »

De toute évidence, Roland n’aurait aucun mal à gagner son pari.

– « D’accord! » répondit-il. « Quel sera l’enjeu du pari ? »

– « Si je gagne, eh bien… Je voudrais qu’à compter d’aujourd’hui, la moitié des revenus générés par la vente des Boissons du Chaos revienne aux sorcières qui auront apporté une contribution exceptionnelle au développement urbain. »

Evelyne étant elle aussi originaire de l’Île Dormante, cela permettrait d’attirer davantage de sorcières, ce qui n’était pas une mauvaise chose. Même si Tilly n’avait pas abordé la question, Roland, de son côté, y songeait.

– « Accordé », dit-il. « Et si c’est moi qui gagne ? »  

– « Dans ce cas, je resterai vivre à la Cité Sans Hiver. Qu’en dites-vous ? »

Un peu surpris, Roland inclina la tête et regarda la Princesse. De toute évidence, elle ne plaisantait pas.

– « Vraiment ? » Demanda-t-il.

– « Bien sûr », répondit Tilly dont les yeux brillants reflétaient un soupçon de sournoiserie, « mais il n’est pas dit que vous allez gagner.  Attendons de voir. »

– « Je suis de son avis » murmura doucement Rossignol, invisible, à son oreille. « J’ai totalement oublié de vous dire que la magie d’Andrea s’était condensée. »

– « Un sanglier démoniaque sauvage s’approche de vous! Il se trouve à cent vingt-cinq mètres sur votre gauche. »

Les troncs d’arbre se balancèrent, faisant tomber une série de mottes de neige. Chloris s’exprimait essentiellement par le son résultant du frottement des branches et des feuilles vertes. De cette façon, elle pouvait s’adresser aux sorcières tout en poursuivant sa surveillance.  

– « Cent vingt-cinq mètres ? Quelle distance cela fait-il ? » Demanda Andrea qui n’était toujours pas habituée à la nouvelle unité de mesure définie par Roland. Elle fronça les sourcils et réfléchit : « Si un mètre correspond à deux pas, alors cent vingt-cinq mètres font… »

Cendres leva les yeux au ciel et tira de son dos son épée bien aimée :

– « Inutile de compter », dit-elle. « J’entends ses pas. »  

Un instant plus tard, une silhouette noire apparut dans la jungle. C’était un sanglier démoniaque de la taille d’un adulte doté de défenses grises aussi épaisses que des bras.

– « N’attaquez pas! N’oubliez pas que nous devons le capturer vivant! » Andrea siffla en direction de la bête démoniaque et cria : « Par ici! »

Des nuées blanches jaillirent des narines du sanglier. Il les regarda avec ses yeux rouges et brillants et se précipita sur la sorcière blonde qui le provoquait. En de telles circonstances, aucun chasseur ordinaire n’aurait eu l’idée d’affronter la bête. Sans doute grimperait-il aussi vite que possible à l’arbre le plus proche, à moins qu’il ne cherche l’opportunité de s’enfuir.  Quant à ses chances de survivre aux défenses de la bête démoniaque, c’était une toute autre histoire.

Mais Andrea restait immobile. Elle ne prit même pas son fusil, se contentant de mettre ses mains à plat et d’écarter ses pouces et index pour former un losange. Au centre, elle aperçut le sanglier qui n’était plus qu’à moins de dix pas. Elle pouvait presque apercevoir les gouttes de salive et les soies brillantes de sa crinière.

– « Boum », murmura-t-elle doucement.

Soudain, un puissant flux d’air jaillit de sa paume avec un rugissement explosif. On aurait dit que le sanglier démoniaque avait heurté un mur invisible car tout son corps se souleva tandis que la neige à ses pieds, emportée par les ondes de choc, formait un épais brouillard blanc. Le corps énorme du sanglier démoniaque tourbillonna deux fois avant de s’écraser sur le sol. Il n’eut pas même le temps de pousser des cris d’agonie que déjà, il crachait le sang, allongé sur le dos, ses membres crispés tournés vers le ciel.

C’était là la nouvelle capacité d’Andrea. Contrainte par la Princesse Tilly, elle avait en outre observé la différence existant entre un arc et un fusil, tous deux conférant de l’énergie à leurs projectiles. Pourquoi ne pourrait-elle pas générer directement l’énergie nécessaire à l’aide de son pouvoir magique ? En deux semaines de voyage en mer, elle avait appris à maîtriser cette nouvelle technique de combat.

Même si elle n’avait pas de projectiles à disposition, l’impact seul suffisait à tuer l’ennemi. Cette compétence de tir était uniquement lié à sa magie et sa puissance dépassait de loin ses tirs précédents. Si elle libérait tout son pouvoir en une seule fois, la sorcière pourrait même être blessée.