Lorsque N° 76 les rejoignit au salon, les quatre sorcières, assises autour de la table ronde, savouraient le repas que le domestique venait d’apporter.
– « Bonjour », s’écria Amy en l’apercevant. « Venez vite prendre votre petit déjeuner. Nous avons du pain, mais aussi des œufs sur le plat et du lait! Depuis longtemps, je n’avais pas pris de repas aussi copieux! »
– « Volontiers », acquiesça-t-elle en affichant un air ravi tandis qu’elle prenait place à côté d’elle.
Depuis qu’elle avait perdu le sens du goût, elle ne mangeait plus que pour rester en vie, aussi était-ce devenu pénible. Comme elle vivait ainsi depuis des centaines d’années, N°76 avait appris à avaler calmement cette nourriture qui, pour elle, était insipide et à se servir de ses lointains souvenirs pour en faire les éloges que l’on attendait d’elle.
« C’est vraiment délicieux! »
– « N’est-ce pas ? » Marmonna Amy, occupée à dévorer son œuf. « Je n’avais pas mangé d’œuf sur le plat depuis plus d’un an… »
– « Un an ?! Que devrais-je dire! » Rétorqua Épée Brisée. « Moi, cela fait presque dix ans! »
Annie s’éclaircit la gorge :
« Moi, je connais quelqu’un qui n’a jamais mangé d’œuf sur le plat. »
– « Qui donc ? » Demandèrent en chœur les trois sorcières, ébahies.
– « Moi », répondit Annie. « Dans mon village, j’avais un voisin qui élevait de vieilles poules. J’ai toujours rêvé de me glisser discrètement dans le poulailler et de voler un œuf pour pouvoir y goûter. Mais dès ma première tentative, mon père s’en est aperçu et m’a battue si fort avec le rouleau à pâtisserie qu’il a bien failli me tuer. »
– « Votre père est un homme honnête », dit Héroïne d’un ton respectueux.
– « Honnête ?! » La sorcière haussa les épaules « Détrompez-vous, il craignait seulement que le voisin s’en aperçoive et lui réclame dommages et intérêts. Quant aux œufs que j’ai réussi à dérober, il les a mangés avec mon petit frère. »
Un bref silence tomba sur le salon.
– « Bon, et si nous déjeunions tranquillement ? » Suggéra Héroïne, un peu gênée.
Amy éclata de rire :
– « Voilà donc comment l’affaire s’est terminée! »
Les autres sorcières, à leur, tour, ne purent s’empêcher de pouffer.
Cela fit même sourire N° 76. Après tant d’années à lutter pour survivre, ces sorcières avaient enfin trouvé un foyer paisible. Il lui semblait revoir Taquila, lorsque la ville était à son apogée.
Mais ce n’était pas seulement une ressemblance. Elle était convaincue que la Cité Sans Hiver deviendrait un jour la nouvelle Ville Sainte et que la gloire perdue des sorcières reviendrait.
L’Élue existait bel et bien.
– « J’ai l’impression que vous avez guère dormi », dit Amy en tendant la main pour toucher le coin des yeux de N° 76 : « Vous avez les yeux cernés. »
– « Oh… c’est bien possible », répondit la jeune femme en baissant la tête. « J’étais trop excitée pour dormir. »
Même si elle n’avait besoin que de deux heures de sommeil profond pour reconstituer son esprit, elle ne pouvait pas passer plusieurs jours sans dormir. Sans régénération de l’âme, les effets s’en ressentiraient inévitablement dans le corps.
Mais comment aurait-elle pu dormir ? Elle avait lutté pour ne pas se laisser emporter par les ténèbres de la somnolence, craignant que tout ceci ne soit qu’un rêve et qu’à son réveil, l’Élue se soit volatilisée.
Le plus urgent pour elle était donc de découvrir qui émettait cette lumière et de contacter Pasha.
Mais cela n’allait pas être simple.
Selon Wendy, la plupart des sorcières vivaient dans leur résidence à proximité du château. Cependant, comme officiellement elle n’était pas sorcière, la jeune femme ne pourrait pas rejoindre l’Association et avoir ainsi accès à la demeure du Roi. Par ailleurs, il était peu probable qu’elle puisse compter sur les Sœurs du royaume de Wolfheart.
Si elle tentait de s’introduire au château, N°76 prendrait le risque d’être découverte. Certes, elle aurait pu enfin savoir qui était l’Élue, cependant, cette idée n’était pas très judicieuse. En effet, elle n’avait aucune certitude que l’Élue accepterait de la croire et, par ailleurs, il n’était pas facile de gérer la sorcière aux cheveux verts, qui était en mesure de déceler la magie. Si elle se retrouvait poursuivie par des combattantes, la jeune femme n’était pas certaine de pouvoir emporter l’Élue jusqu’aux ruines du labyrinthe.
Si l’Armée du Châtiment Divin avait été créée pour combattre les sorcières, elle n’était pas invincible.
Par ailleurs, le puissant Seigneur local était plutôt dissuasif. S’il était en mesure de vaincre la Cité des Météores, il y avait tout lieu de craindre qu’il ne s’empare des nombreux Guerriers du Châtiment Divin.
Comme elles avaient perdu la capacité de se repeupler, elles allaient avoir besoin de l’aide des humains pour renforcer leur nombre, et ce quand bien même elles triompheraient des Diables. Aussi Pasha avait-elle raison lorsqu’elle affirmait que, tôt ou tard, elles allaient devoir coopérer avec les Quatre Royaumes.
Sauf nécessité absolue, Taquila ne se retournerait pas contre le Royaume de Graycastle.
Bien entendu, si le Roi cherchait à éliminer l’Élue, elle n’aurait pas le choix. Fut-ce au prix de sa vie, elle devait absolument protéger celle sur qui reposait la victoire lors de la Bataille de la Divine Volonté.
– « Voulez-vous faire une petite sieste tout à l’heure ? » Suggéra Amy en dissimulant son sourire. « Le serviteur nous a informées que le déjeuner et le dîner seraient servis à l’heure. Désormais, nous ne sommes plus obligées de passer notre journée dehors à chercher de quoi manger. »
« Tout va bien », répondit-elle. « Grâce à Mlle Naela, je suis guérie. » Elle se tapota la poitrine pour leur faire comprendre qu’elle avait retrouvé son tonus, puis, hésitante, demanda : « Dame Wendy ne doit-elle pas vous faire visiter la Cité Sans Hiver tantôt ? À vrai dire… Je n’ai guère envie de rester seule. »
– « Dans ce cas, venez avec nous », répondit aussitôt Amy.
– « Mais… »
– « Ne vous inquiétez pas, ici, nous pouvons flâner dans les rues. De plus, si vous nous accompagner, vous pourrez nous aider à transporter Héroïne. »
– « Entendu », intervint Épée Brisée. « Je n’ai aucune envie non plus de rester seule ici. »
– « Je suis vraiment désolé de vous causer du souci », dit Héroïne en souriant à N°76.
– « Pas de souci », répondit tranquillement Annie. « Je vais en parler à Dame Wendy. »
N°76 baissa la tête et s’inclina profondément :
– « Merci… »
Elle devait admettre qu’elle appréciait beaucoup cette jeune génération. Certes, ce n’étaient pas vraiment des sorcières de combat, mais après quatre cents de revers de fortune, passant de la prospérité à la pauvreté et d’une vie sans espoirs dans les profondeurs d’une grotte, les survivantes de l’Union avaient commencé à changer d’état d’esprit.
Cependant, elles n’auraient pas, comme elles le pensaient, à porter Héroïne à tour de rôle.
Wendy, en effet, leur apporta un fauteuil roulant qui était de très belle ouvrage.
– « Pour avancer et reculer, il vous suffit de pousser les roues », dit-elle en joignant le geste à la parole afin de leur en faire la démonstration. « Et si vous les faites pivoter, vous pouvez changer de direction. Anna et Soraya ont travaillé toute la nuit pour construire ce fauteuil roulant. Grâce à lui, Héroïne pourra se déplacer où elle veut dans le secteur autorisé. »
En entendant prononcer le nom d’Anna, N° 76 tressaillit : n’était-ce pas la sorcière dont Naela disait qu’elle avait expérimenté le Grand Éveil ? Et elle se serait donnée tant de mal simplement pour une Sœur qui avait perdu l’usage de ses jambes ?
– « Oh! Merci Madame! », dit Héroïne, au bord des larmes.
– « Je vous en prie », répondit gentiment Wendy. « Vous êtes ici chez vous, et ainsi que je vous l’ai dit, toutes les sorcières sont vos sœurs. »
Tandis qu’Héroïne se familiarisait avec le fauteuil roulant, Annie demanda à la dirigeante de l’Association si N°76 pouvait se joindre à elles.
Wendy parut hésiter. Elle se tourna vers N°76, la regarda, garda un moment le silence et finalement, hocha la tête :
– « Bien sûr! Une personne de plus ou de moins… »
Mais son hésitation, qui n’avait pas échappé à la survivante de l’Union, la mettait un peu mal à l’aise :
« Serais-je encore en période d’examen ? »