Le matin suivant, Roland revint du Monde des Rêves.
Dans son lit, tout excité, il agita ses poings.
Il ne s’était pas trompé : chaque appartement de la Résidence des Âmes comportait, tout comme le sien, une porte ouvrant sur un fragment de mémoire. Derrière chacune de ses portes se trouvait un lieu dans lequel, autrefois, le perdant qui vivait dans le logement avait placé ses plus grands espoirs.
Cela étant, la Princesse a dû laisser son dernier souvenir au Port des Eaux Claires, lieu où elle vivait et travaillait et point de départ de son combat pour devenir la nouvelle Reine de Graycastle.
Comme Garcia était à tout moment susceptible de raccrocher, Roland avait dû renoncer à franchir la porte pour explorer son monde intérieur. En effet, il se trouvait dans une situation embarrassante et n’aurait guère apprécié que la championne d’arts martiaux le prenne pour un voleur de sous-vêtements. Avant de partir, il avait tenté de l’interroger de manière subtile au sujet du Portail de la Mémoire, se plaignant de cette porte de fer dans sa chambre qui ne lui était d’aucune utilité, mais sa réponse avait été plutôt froide, sans aucun intérêt.
Soit elle mentait, soit elle n’avait jamais remarqué cette étrange porte.
Si tel était le cas, cela demandait réflexion.
Et s’il était le seul de tout l’immeuble des Âmes à avoir accès à ces souvenirs ? Le seul à voir et à pouvoir ouvrir le Portail de la Mémoire ?
S’il voulait en avoir le cœur net, ce ne serait pas difficile. La prochaine fois, il n’aurait qu’à demander à Cléo de faire le ménage dans le débarras. Ainsi, il serait fixé.
Quoiqu’il en soit, les découvertes qu’il allait faire promettaient d’être passionnantes.
Par ailleurs, il n’aurait pas besoin d’explorer chaque appartement. En effet, c’étaient surtout les Diables absorbés par Cléo qui l’intéressaient et ceux-ci habitaient forcément la Résidence des Âmes. Il lui suffirait de les localiser et d’entrer dans leurs fragments de mémoire pour trouver des informations susceptibles de lui être utiles concernant la Bataille de la Divine Volonté.
Lorsqu’il entra dans son bureau, Wendy l’attendait depuis un moment.
Il y avait, sur la table de travail, toute une pile de curriculum vitae où étaient consignées des informations détaillées relatives aux quatre sorcières. Même si, globalement, Joël lui avait tout expliqué, le Roi souhaitait tout réexaminer en détails, en particulier ce qui s’était passé au Royaume de Wolfheart.
Roland lut attentivement chaque page du document co-écrit par Wendy et Sophia. Soudain, son regard s’arrêta sur le nom d’Annie.
La première fois qu’il avait entendu parler d’elle, il avait eu une étrange impression de familiarité. Rossignol lui ayant rappelé les faits, il s’était souvenu de l’inimitié entre les sorcières du Royaume de Wolfheart et l’Association du Croc Sanguinaire.
Annie était un nom plutôt commun, en particulier parmi la population la plus démunie. Sur cent femmes, cinq ou six portaient ce prénom que l’on entendait donc fréquemment. Cependant, le rapport précisait qu’elle avait cherché à intégrer l’Association du Croc Sanguinaire, qui non seulement l’avait rejetée mais également vendue aux nobles. Il était donc plus que probable qu’il s’agisse de la fameuse “Sœur Annie” dont Ivy avait parlé.
« Je dois avouer », pensa-t-il, « qu’une pareille coïncidence est plutôt spectaculaire. »
Une semaine auparavant, il avait reçu par pigeon voyageur une lettre confidentielle des Fjords, l’informant que Tilly et les autres sorcières étaient en route. Elles devaient bien être à mi-parcours maintenant et il ignorait comment elles allaient régir lorsqu’elles se retrouveraient.
Ces retrouvailles n’allaient sans doute pas être faites que de joie. Ivy serait sans doute en proie à un sentiment de bonheur mêlé de culpabilité. Quant à Annie, pardonnerait-elle à Ivy sa trahison ?
Roland soupira intérieurement, espérant que le temps finirait par guérir leurs traumatismes réciproques.
Il referma le dossier, leva les yeux et demanda à Wendy :
– « Qu’avez-vous décidé de leur faire visiter aujourd’hui ? »
– « Votre Majesté », répondit la sorcière, « je voudrais leur montrer la mine du Versant Nord, ainsi que les usines d’assemblage des machines à vapeur et de fabrication des Boissons du Chaos »
Wendy avait eu l’idée de faire visiter la Cité Sans Hiver aux nouvelles sorcières par le biais de l’Association. D’après elle, par ce moyen, les nouvelles arrivantes pourraient non seulement se familiariser avec la vie des habitants mais également mettre fin à certaines méfiances et malentendus inutiles. L’Association des Sorcières avait pris l’habitude de proposer deux jours de visite suivis d’un jour de repos et de réflexion, après quoi les sorcières étaient libres de signer ou non le contrat. Depuis que Roland avait laissé à Wendy le soin de diriger l’Association, celle-ci était vraiment sur la bonne voie.
En effet, elle choisissait des lieux de visite illustrant parfaitement le fait, d’une part, qu’une collaboration entre sorcières et résidents était tout à fait possible, et d’autre part que les auxiliaires n’avaient pas besoin de vouloir combattre, leurs capacités pouvant s’avérer très utiles à d’autres fins.
Roland hocha la tête, satisfait :
– « Très bien. Je vous laisse gérer tout cela. Je vous demanderai seulement d’emmener avec vous Foudre et Maggie. Si jamais quelque chose d’inattendu se produit, elles pourront vous être utiles. »
Wendy n’était pas douée pour se battre et les nouvelles sorcières n’étaient peut-être pas aussi charmantes qu’Anna. Avec un revolver et deux assistantes volant dans les airs, elle pourrait faire face à la plupart des situations d’urgence.
– « Je vois. »
– « Au fait, que pensez-vous du guide ? » Demanda t-il pour changer de sujet.
– « Vous voulez parler de No.76 ? »
– « Exact. »
Roland prit une gorgée de thé. Il n’aurait pas perdu son précieux temps à se soucier d’une esclave rachetée si Joël ne lui en avait dit le plus grand bien. Par ailleurs, après avoir écouté le récit de son “vieil ami”, il s’était senti du respect envers une dame prête à se sacrifier pour les autres. Si rien dans ses antécédents ne s’y opposait, il serait ravi de lui offrir un bon poste.
– « Elle s’entend bien avec les quatre sorcières, en particulier Amy qui la considère presque comme une parente. Si vous voulez mon avis, si N° 76 était une personne mal intentionnée, jamais, en cet instant critique, elle n’aurait sauvé la vie des autres au mépris de sa propre sécurité. »
« Je suis d’accord avec vous. Que diriez-vous de l’engager comme assistante au sein de l’Association ? Je crois savoir que vous n’avez que trois ou quatre assistantes au bureau. Avec davantage de personnel, il vous serait plus facile de gérer l’organisation. »
Ce poste, en effet, ne requérait pas d’aptitudes particulières. Le salaire était correct et le travail plutôt simple. À partir du moment où elle s’entendait bien avec les autres sorcières, elle pourrait parfaitement convenir à cet emploi.
Wendy sourit :
– « Personnellement, et si elle le souhaite, je n’y vois aucun inconvénient. »
– « Votre Majesté, non », intervient brusquement Rossignol en apparaissant. « Pour le moment, ne lui confiez pas de travail. »
Roland était abasourdi :
– « Y aurait-il un problème ? »
– « Je… je ne saurais le dire exactement », répondit-elle, hésitante. « Mais j’ai l’intime conviction que quelque chose ne tourne pas rond. »
Il jeta un regard étrange à Rossignol et resta un moment silencieux avant de répondre :
– « Je comprends. Laissons donc de côté cette proposition d’emploi. »
– « Bien, votre Majesté. »
Wendy s’inclina et quitta le bureau. La porte refermée, Rossignol, inquiète, prit les mains de Roland :
– « Pardon, Majesté. Pensez-vous que je vais trop loin ? »
– « Vous voulez parler de sécurité ? »
– « Oui. »
– « Vous faites votre devoir », répondit-il en lui tapotant la main pour la réconforter. « En votre qualité de responsable de la sécurité à la Cité Sans Hiver, nul ne saurait vous reprocher de vous montrer particulièrement prudente. Ce que je ne comprends pas, c’est que si je me fie à votre documentation, rien ne suggère qu’il y ait un quelconque souci la concernant. Quelque chose ne va pas ? »
À ces mots, Rossignol se détendit un peu :
– « N ° 76 n’a pas menti, cela, je peux vous le certifier. Cependant… » Elle marqua une courte pause avant de lui faire part de ses doutes : « J’ai l’impression qu’elle n’a pas l’attitude qu’une esclave devrait avoir face à des étrangers. Si vous me le permettez, je pense qu’il serait plus sûr que je continue à l’observer quelques temps. »