Le dîner terminé, Roland attendit que Cléo retourne dans sa chambre pour faire ses devoirs et se présenta, comme convenu, devant l’appartement 0827.
Il dut frapper plusieurs fois avant que Garcia ne lui ouvre.
– « Entrez », dit-elle, froidement comme à son habitude.
Roland s’exécuta. Son appartement était beaucoup plus luxueux que le sien. Le sol était en bois véritable au lieu d’un simple revêtement. Près de l’entrée se trouvait une étagère tandis que du plafond pendait un lustre en cristal. Les murs eux même avaient été repeints d’une élégante peinture blanche qui n’avait rien à voir avec celle, bon marché, d’origine.
– « Je n’ai qu’une paire de pantoufles, aussi vous pouvez les porter », dit-elle en désignant une paire de mules ornées d’oreilles de lapin en fourrure posée sur l’étape inférieure du meuble à chaussures. « Comme j’aime porter de grandes pantoufles, je ne pense pas qu’elles seront trop petites pour vous. »
Roland les enfila. C’était des chaussons d’hiver. Dès qu’il les eût à ses pieds, il eut chaud. Il ne pouvait pas supporter les oreilles de lapin et imaginait difficilement Garcia dans ces jolies pantoufles.
« Elle est si froide et si sèche », pensait-il. « Comment peut-elle porter des chaussons pareils ? »
Il se dirigea vers le canapé et s’assit :
– « Pourrais-je avoir un verre d’eau ? Le dîner était un peu salé. »
Garcia le regarda et fronça les sourcils :
– « Je n’ai que de l’eau froide à vous proposer. »
– « Ce sera parfait »
Tandis qu’elle se rendait dans la cuisine, Roland leva la tête et regarda autour de lui. Dans cet immeuble, tous les appartements étaient conçus de la même manière. Étant donné que les logements adjacents étaient symétriques, d’après la manière dont était disposé le sien, le couloir face à l’entrée devait, à coup sûr, mener au débarras.
Comme il s’y attendait, il aperçut une pièce similaire au bout du couloir. Cependant, Garcia l’avait rénovée et remplacé l’huis d’origine par une porte coulissante à persiennes qui, en principe, ne fermait pas à clé. C’était plutôt une bonne nouvelle, cependant, Roland craignait qu’en rénovant l’appartement, elle n’ait démonté la porte de fer et remis les murs à neuf.
Lorsque Garcia revint au salon, un verre d’eau à la main, Roland était adossé au canapé et regardait la télévision.
– « Je vous remercie », dit-il en saisissant le verre. « Vous vivez seule ici ? Pourtant, ce matin, lors de la réunion de parents d’élèves, tout le monde semblait dire que vous étiez la fille des dirigeants du Groupe Trèfle… »
– « Non », coupa Garcia d’un ton froid. « Je n’ai rien à voir avec la famille Trèfle. Ce sont même plutôt mes ennemis. »
– « Vraiment ? » Roland était stupéfait : « Mais… votre cousin… »
– « Ils se servent de mon cousin dans l’espoir de me convaincre de faire machine arrière. Mais si jamais je quittais cet immeuble, le Groupe Trèfle le démolirait aussitôt », expliqua la jeune femme avec un air triste.
– « Si je comprends bien, ce sont eux qui ont lancé le projet d’agrandissement du centre commercial qui se trouve à côté ? »
– « Qui d’autre oserait démolir un bâtiment aussi ancien ? » Perplexe, elle ajouta : « Comment se fait-il que vous, qui pourtant vivez ici, ne soyez pas au courant ? »
« Aïe », pensa Roland. « Contrairement à Cléo, Garcia est adulte et mature. Si, de plus, elle a hérité des particularités de la Princesse, il va être très difficile de la tromper. »
Il s’éclaircit la gorge :
« En fait, je n’ai guère prêté attention à ce qui se passe par ici. Il y a quelques temps, j’ai perdu mon travail et n’ai pas quitté mon appartement pendant près de six mois. » Ceci dit, le jeune homme changea aussitôt de sujet : « Vous m’avez dit qu’un martialiste avait d’autres activités que les compétitions ? »
– « En effet », répondit-elle. « Participer à des compétitions n’est rien de plus qu’un moyen de s’entrainer. Notre plus importante mission est de lutter contre l’érosion du monde extérieur et non de gagner des prix ou de faire connaître les arts martiaux au public. »
– « De quelle érosion parlez-vous ? » Demanda-t-il, stupéfait.
– « Vous avez certainement entendu parlé des Déchus Malveillants. Ce ne sont pas des gens qui ont perdu le contrôle de la Force de la Nature mais des éveillés qui ont subi l’érosion du monde extérieur et ont changé de forme de vie. Aucun moyen conventionnel ne pouvant leur causer de dommages, nous sommes contraints de nous soulever et de les combattre. », expliqua doucement Garcia.
Roland déglutit avec peine, en proie à un sentiment de malaise grandissant : « Le Monde des Rêves serait-il corrodé ? »
– « Qu’entendez-vous par “monde extérieur” ? »
– « Je ne peux pas vous en dire plus. Il faudrait pour cela que vous rejoigniez l’Association Martialiste et obteniez un permis de chasse. »
– « Pourquoi ? »
– « Ce n’est pas parce que les gens éveillent leur Force de la nature qu’ils choisissent de se ranger du côté des martialistes », répondit-elle en pesant ses mots. « Certains espèrent même que les forces du monde extérieur réussiront à s’introduire dans notre monde. Grâce à ce permis de chasse, non seulement nous pouvons lutter contre les Déchus Malveillants mais également tuer ces éveillés dont le but est de déstabiliser la société. »
– « D’où le nom de permis de chasse ? »
Tout ceci était plutôt effrayant. « Si j’ai bien compris », pensait Roland, « s’il s’avère que j’ai réellement éveillé la Force de la Nature et que si je refuse de rejoindre leur association martialiste, je risque fort d’être considéré comme leur ennemi mortel. »
Comme si Garcia devinait ses préoccupations, elle secoua la tête :
– « Il existe une petite faction d’éveillés qui ne souhaitent pas rejoindre l’Association Martialiste, mais ne veulent pas non plus œuvrer pour les forces du mal. On les appelle les centristes. Notre association ne prendra jamais de mesures contre eux, mais je n’en dirais pas autant des Déchus Malveillants. Il leur arrive fréquemment de s’en prendre aux centristes, qui, pour la plupart, sont seuls. Si vous n’envisagez pas de rejoindre l’Association Martialiste, mieux vaudrait pour vous que vous ne révéliez jamais votre pouvoir. »
En voyant Garcia si bavarde, Roland ne put s’empêcher de se sentir mal à l’aise. La première fois qu’il l’avait vue, il avait cru qu’il s’agissait d’une femme insensibles et arrogante qui se croyait au-dessus de tous. De prime abord, il n’était pas si difficile de communiquer avec elle.
– « Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, votre réaction a été de vouloir saisir l’arme que vous portiez sur votre dos. Et vous auriez voulu que je me montre sympathique avec vous ?! Heureusement pour vous que vous n’avez pas sorti cette arme, sans quoi vous seriez déjà allongée sur un lit d’hôpital. »
Enfin, il se détendait, oubliant ses derniers doutes, cependant, elle le regardait avec des yeux inexpressifs.
C’est alors que la sonnerie du téléphone de Garcia retentit. Elle jeta un coup d’œil à l’appareil et fronça les sourcils :
– « Je dois absolument répondre. »
Sur ce, elle emporta le téléphone dans sa chambre et ferma la porte derrière elle.
De toute évidence, elle ne voulait pas que Roland soit témoin de sa conversation.
« C’est ma chance! » Pensa Roland.
Aussitôt, il se leva, ôta ses chaussons à oreilles de lapins et se dirigea pieds nus vers l’extrémité du couloir.
À travers les interstices de la porte à persiennes, il put entrevoir la pièce : Garcia en avait fait un dressing. Il y avait là toute sorte de vêtements et de sous-vêtements féminins.
Cependant, rien ne pouvait l’empêcher de rechercher la vérité au sujet de ce monde.
Sans hésiter, il poussa la porte à persiennes et entra dans le dressing, respirant le parfum émanant de toutes ces tenues.
Au bout de plusieurs rangées de vêtements, il découvrit, au fond du cabinet, une porte en fer d’une couleur turquoise sombre. Elle n’était pas verrouillée et sa poignée, recouverte d’une épaisse couche de poussière, semblait incongrue dans cet appartement si propre.
Garcia n’avait-elle jamais passé ce Portail de la Mémoire ?
Mais ce n’était pas le moment de réfléchir. Roland prit une profonde inspiration et tourna légèrement la poignée.
L’odeur de l’eau de mer envahit aussitôt ses narines tandis que de loin lui parvenait le clapotis des vagues sur la plage. Telle un immense rideau, l’océan d’un bleu profond se déploya lentement devant lui.