Vers la fin de l’automne, une invitée que Roland n’avait pas vue depuis longtemps fit son entrée à la Cité Sans Hiver.
C’était Margaret, la femme d’affaires.
Roland fit preuve d’une très grande courtoisie envers l’amie qui avait été la première à monter à bord et qui avait rapporté de généreux bénéfices à Border Town durant cette période difficile. Non seulement elle fut accueillie par les coups de canon de la Première Armée, mais Roland se rendit personnellement à la Plage des Eaux Peu Profondes pour l’accueillir.
– « C’est très aimable de votre part, Votre Majesté », dit Margaret en souriant. « Mais je ne suis qu’une simple femme d’affaires. »
– « Sans votre aide, jamais la Région de l’Ouest ne se serait développée comme elle l’a fait », répondit Roland. « La Cité Sans Hiver ne saurait oublier une amie telle que vous. »
La Chambre de commerce de Margaret, en effet, lui avait été d’une grande aide, au départ pour acquérir beaucoups de quantités de nourriture et dans les derniers temps, pour transporter les réfugiés. C’était également grâce à son réseau que Théo avait pu prendre pied dans l’ancienne Cité du Roi. Bien sûr, ces services n’étaient pas gratuits mais Roland savait pertinemment que l’argent ne fait pas tout.
– « C’est un grand honneur pour moi d’être votre amie », dit Margaret en s’inclinant légèrement : « Outre le contrat signé précédemment concernant le parfum, je vous apporte une nouvelle opportunité commerciale. » Elle pointa le doigt derrière son épaule : « Ce sont les hommes d’affaires les plus populaires des Fjords et ils sont très intéressés par le projet du bateau à vapeur. »
– « Vraiment ? » Roland sourit : « Pourriez-vous, je vous prie, m’en dire un peu plus tout à l’heure ? »
En effet, il avait pour habitude de traiter avec les hommes d’affaires devant un bon repas.
La longue table du salon était couverte de plats aussi délicieux que variés et les visiteurs d’outre-mer semblaient être particulièrement heureux de ne pas avoir à manger de poisson. Les convenances aristocratiques n’étant pas très populaires dans les Fjords, ils faisaient de leur mieux pour se comporter avec le plus d’élégance possible mais après quelques verres, les manières qu’ils tentaient d’imiter disparurent au fur et à mesure que l’atmosphère se réchauffait.
Roland n’en avait cure, préférant pour sa part les dîners animés aux règles compliquées des banquets du palais.
En discutant, il avait pu se faire une idée du groupe des visiteurs. Outre Gammon et Marleen, qui avaient été les premiers à visiter Border Town, étaient également présents les représentants de la Chambre de Commerce de l’Île du Soleil Levant et de Shallow Water Town. Situées respectivement au sud et au nord de la Baie du Croissant de Lune, ces deux îles formaient avec elle un cercle d’affaires étroitement lié.
Ces îles n’étaient pas très grandes, mais en tant que première zone résidentielle des Fjords, elles étaient à la fois les plus peuplées et les plus puissantes. De plus, à en croire la taille de leurs navires, la compétition entre elles devait être très intense. Chacun des navires à trois mâts ancrés sur les quais du port maritime pouvait transporter environ trois cents personnes et une cargaison de poids équivalent. Les marins mis à part, ces voiliers devaient bien valoir cinq mille Royals d’or pièce. De toute évidence, les deux Chambres de Commerce ne voulaient pas se retrouver à la traîne derrière la Baie du Croissant de Lune dans leur compétition en matière de respect et de puissance.
Enfin arrivèrent les desserts. Le moment était venu d’entamer les discussions officielles.
– « Margaret m’a informée que vous souhaitiez acheter une machine à vapeur ? »
– « En effet, votre Majesté », répondit Nibelung, responsable de la Chambre de Commerce de Shallow Water Town. « Cependant, nous aimerions également posséder un bateau à vapeur comme celui que vous avez vendu à la Baie du Croissant de Lune. »
– « J’ai entendu dire que les frais de modification s’élevaient à mille huit cents Royals d’or. L’Île du Soleil Levant est prête à payer deux cents Royals d’or de plus pour modifier cinq navires, soit deux mille Royals d’or chacun », déclara Atiyer, le représentant de la seconde organisation qui n’avait aucune envie de rester en arrière. « La Chambre de Commerce de l’Île du Soleil Levant vous règlera la moitié de cette somme par avance à titre de dépôt. »
De toute évidence, ils faisaient allusion au bateau à aubes que la Baie du Croissant de Lune avait acheté un an auparavant, une technologie déjà presque obsolète pour Roland. Cependant, cette transaction promettait d’être très rentable dans la mesure où cette commande lui permettrait de former les ouvriers tout en gagnant une belle somme.
– « Étant donné que la construction d’un navire à vapeur nécessite entre deux et trois mois, il faudra compter environ un an pour 5 navires. Si cet accord vous convient, Barov, le Directeur de l’Hôtel de Ville, signera le contrat avec vous. »
– « Aucun problème », répondit Atiyer. « Cependant, l’Île du Soleil levant a une petite requête à vous soumettre. Nous souhaiterions que vous engagiez des artisans des Fjords pour construire les navires. »
Roland haussa les sourcils :
– « Que voulez-vous dire ? »
– « Comme pour l’usine de machines à vapeur de la Baie du Croissant de Lune, nous vous fournirons un groupe d’artisans. Les navires qu’ils construiront seront d’abord utilisés par l’Île du Soleil Levant et au bout de dix ans, ils pourront choisir de partir ou de rester.
– « Shallow Water Town souhaite signer le même contrat », renchérit M. Nibelung. « Nous vous passons une première commande de cinq bateaux, mais si vous acceptez notre requête, ce seront ensuite cinq navires par an. »
« Je vois », pensa Roland. « Il s’agit d’une grosse commande étalée sur dix ans qui rapportera chaque année jusqu’à dix mille Royals d’or. Par ailleurs, au bout de dix ans, ils ne seront plus contrôlés par personne étant donné qu’entre temps, ils auront appris la méthode de construction détaillée. »
En fait, il ne voyait aucun inconvénient à enseigner cette méthode car comparé à la turbine qu’il est en train de développer et à la machine à vapeur à triple expansion qui était déjà en cours de production, le bateau à aubes était déjà dépassé.
En signant un contrat de dix ans avec la Baie du Croissant de Lune, plutôt que d’empêcher la fuite de la technologie, il avait surtout pour objectif de faire en sorte que les artisans s’adaptent à la vie de la Région de l’Ouest. Le moment venu, ils ne voudraient plus retourner dans les Fjords et deviendraient ainsi des résidents de la Cité Sans Hiver.
Hormis la technologie industrielle, ceci n’était qu’un magnifique château en Espagne.
Tout à ses pensées, Roland frappa sur la table et déclara :
– « Le principe ne me pose aucun problème, cependant je souhaiterais modifier quelque peu les détails, par exemple réduire la durée de dix à cinq ans. »
À ces mots, les deux hommes d’affaires parurent ravis. Pour eux, c’était encore mieux dans la mesure où ils allaient pouvoir maîtriser plus tôt la méthode de construction du bateau à vapeur.
– « Je suis prêt à vous offrir une remise de 20% si Shallow Water Town et l’Île du Soleil Levant sont prêts à laisser les artisans rester dans la Région de l’Ouest. Qu’en pensez-vous ? »
« C’est… »
Tous deux hésitaient dans la mesure où il était difficile de former un artisan. Par ailleurs, avec une durée réduite à cinq ans, quelques centaines de personnes et une économie annuelle de deux mille Royals d’or, ils avaient peine à déterminer si le marché était rentable.
– « Votre Majesté, me permettez-vous d’en discuter avec les autres membres de la Chambre de Commerce avant de vous donner ma réponse ? » demanda Nibelung.
– « Oui, bien sûr », répondit Roland avec un geste gracieux de la main.
– « Veuillez m’excuser un moment », dit Atiyer.
Sur ce, il quitta le salon.
– « Dites-moi… », dit Roland en regardant Gammon et Marleen : « Vous n’êtes pas venus pour les bateaux à vapeur ? »
Tandis que les représentant des deux Chambres de Commerce se battaient pour être les premiers à discuter affaire, la Baie du Croissant de Lune restait extrêmement silencieuse, ne prenant la parole qu’occasionnellement pour évoquer ses précédentes activités avec Border Town . On aurait dit qu’ils n’étaient pas venus là pour les affaires mais simplement pour bavarder, ce qui aiguisait la curiosité de Roland.
– « Si, Votre Majesté. Nous aussi sommes ici pour le bateau à vapeur », répondit Gammon en sirotant une gorgée de liqueur blanche. « Mais pas celui en bois. La Baie du Croissant de Lune voudrait un navire d’acier indestructible, capable d’affronter les tempêtes, comme celui que vous avez construit pour Sir Tonnerre. »
À ces mots, le regard de Margaret changea.