Depuis qu’elle était au service de Joël, N ° 76 avait progressivement pris la place de Denise.

Non pas que ce dernier ait oublié son ancienne maîtresse, mais il devait passer du temps à prendre soin de son pauvre guide. En fait, Joël avait été très choqué que le directeur Masque d’Argent renvoie N° 76 l’autre jour. La punition était aussi sévère que “les Marchands Noirs” l’avaient annoncé. Elle avait des marques de fouet et des ecchymoses sur tout le corps et ne ressemblait plus à la jeune femme qu’il avait rencontrée la veille.

Joël était ravi d’avoir demandé à engager N° 76 en temps opportun, sans quoi elle aurait probablement péri sous les coups. Si Masque d’Argent avait déclaré qu’elle ne pouvait plus être guide, c’est que les clients ne voudraient certainement pas qu’une jeune fille handicapée les serve.

Heureusement, N° 76 n’était pas aussi fragile que la plupart des femmes. Elle avait un corps plutôt résistant, en particulier son abdomen et son dos sur lequel il pouvait apercevoir plusieurs lignes musculaires peu saillantes. Rapidement rétablie suite aux remèdes, elle était maintenant en mesure de faire des courses pour la maisonnée, incluant bien sûr, quelques services personnels.

– « Monsieur, voulez-vous que je vous masse les épaules ? » Demanda-t-elle en souriant lorsqu’elle eût terminé de nettoyer la maison.

Même si, en général, les domestiques n’étaient pas autorisées à approcher leurs maîtres sans autorisation, N° 76, de toute évidence, continuait à se comporter ainsi qu’elle l’avait appris chez les Marchands Noirs en vue de satisfaire son “invité”. Joël ne s’en sentait pas le moins du monde offensé. Au contraire, il aimait la façon dont elle communiquait avec lui.

Si la jeune femme s’était contentée de simplement suivre les règles à la lettre et d’obéir à ses ordres, ç’aurait été un peu trop ennuyeux à son goût.

– « Venez vous asseoir ici », dit Joël en posant le livre d’anecdotes qu’il tenait à la main.

Il s’allongea sur le fauteuil inclinable, tandis que N° 76 lui enlevait ses chaussures. Puis elle vint s’asseoir sur ses genoux afin que Joël puisse reposer sa tête confortablement sur ses cuisses.

De ses doigts fins, la jeune femme se mit à lui masser doucement les épaules. De toute évidence, elle avait dû recevoir une formation car elle y mettait beaucoup plus de force et de technique que les masseuses ordinaires, qui, sous couvert de massage, flirtaient ouvertement avec Joël.  

Mais N° 76 était vraiment efficace et l’Ambassadeur ne tarda pas à se détendre.

Étendu sur les cuisses de la jeune femme, Joël pouvait maintenant voir son visage puisqu’elle ne portait plus son masque de cuivre depuis qu’elle avait été renvoyée par les Marchands Noirs.

En toute honnêteté, N° 76 n’était pas particulièrement belle. À peine légèrement supérieure à la moyenne, elle n’était en rien comparable aux sorcières. Cependant, Joël aimait particulièrement ses lèvres rouges et charnues. Lorsqu’il levait les yeux vers elle, le léger sourire qui flottait en permanence sur ses lèvres l’émoustillait.

Aux yeux de l’Ambassadeur, son corps tonique était beaucoup plus attrayant. En fait, c’était la première fois que Joël voyait un corps de femme aussi puissant.  Contrairement aux nobles dames corpulentes ou aux maigres paysannes, le N° 76 avait des membres bien proportionnés, une belle peau, une poitrine généreuse et saillante et un ventre plat. Lorsque son corps se raidissait, Joël pouvait sentir ses muscles saillir.

Lui qui était un amateur de sensations fortes était plus attiré par un corps parfait comme celui-ci que par un visage délicat.

Il était sur le point de passer à l’étape suivante lorsque soudain, la porte s’ouvrit.

C’était Hill Fawkes.

Joël laissa échapper un soupir de déception : apparemment, c’en était terminé de ses loisirs pour la journée. Se redressant, il demanda :

– « J’espère que vous n’êtes pas venu me demander de sauver d’autres sorcières! »

Hill regarda la domestique et ne répondit rien.  

Comprenant aussitôt l’allusion, la jeune femme s’inclina respectueusement et quitta la pièce.

Joël haussa les épaules :

– « Que de précautions! Il ne s’agit que de ma servante. »

– « Mieux vaut se montrer vigilant ces jours-ci. La situation au Royaume de l’Aube n’est guère optimiste. »  

– « Denise est plus réputée que N° 76 et de plus, elle est issue d’une famille plus distinguée. Pourquoi ne gardez-vous pas les yeux ouverts sur elle ? »

– « Parce que Denise Payton est une personnalité publique dont le parcours n’est pas un secret. D’une manière ou d’une autre, il y aura toujours un moyen d’obtenir des informations à son sujet, par contre, en aucun cas vous ne pourrez vérifier les antécédents d’un guide formé par les Marchands Noirs. »

Hill s’assit face à Joël et déposa une lettre sur la table basse.

– « Mais je pense que je l’ai déjà cernée et je crois savoir d’où elle vient », répondit Joël en souriant triomphalement. « Voulez-vous que je vous le dise ? »

– « Oh vraiment ? » S’exclama Hill dont les sourcils montèrent légèrement. « Surprenez-moi. »

Joël sourit, satisfait de constater qu’au fond, le garde nommé par son vieil ami n’était pas omniscient.

– « Il faut beaucoup de temps pour former un guide parfait. Il a dû falloir au moins 10 ans pour perfectionner ses compétences à satisfaire ses clients et pour améliorer son corps. Les compétences qu’elle a acquises au cours d’années de formation font déjà partie d’elle et il est devenu naturel pour elle de faire plaisir et de servir ses clients. Quel âge pensez-vous qu’elle ait ? »

– « Environ 21 ans… peut-être 22… Mais pas plus de 25 ans. »

– « Exact. Cela signifie que lorsqu’ils ont commencé à la former, elle n’était qu’une gamine de cinq ou six ans. À moins qu’elle ne soit un monstre qui ne vieillit jamais ni ne meurt, elle appartient forcément aux Marchands Noirs. » Joël étendit les mains : « Il n’y a pas de conflit d’intérêts entre nous et les Marchands Noirs ». Ils trempent dans des affaires beaucoup plus sales que le trafic d’esclaves et la protection des sorcières. À ce sujet, nous n’avons pas encore réussi à en protéger une », plaisanta Joël. « Je doute fort, du reste, qu’elles aient besoin de notre protection. »

Voyant que Hill Fawkes ne trouvait rien à répondre, l’Ambassadeur se senti satisfait de lui-même. Cependant, ce sentiment disparut une minute plus tard lorsqu’il ouvrit l’enveloppe et déplia la lettre.

Il s’agissait d’un document diplomatique officiel portant la signature du Roi et dont le contenu le terrifia..

Le Roi  de Graycastle  avait-il l’intention  d’empêcher celui de l’Aube  de persécuter les sorcières ? Joël se senti submergé par la tournure inattendue que prenaient les événements. Il s’agissait de la capitale du Royaume de l’Aube et non de la Région de l’Ouest de Graycastle!

Son vieil ami pensait-il qu’Alban Misra allait écouter ses conseils ?

Suivait une série de menaces qui semblaient encore plus ridicules. Roland conseillait au Roi de l’Aube de ne pas aller à contre-courant et l’avertissait que le déclin de l’Eglise en était un parfait exemple.  Le Royaume de Graycastle n’en resterait pas là et prendrait, si nécessaire, de nouvelles mesures. Roland espérait qu’Alban saurait en toute circonstance se montrer judicieux.

Bien que la lettre fût très courtoise, Joël était persuadé que tout le monde au palais serait assez sensé pour sentir le ton menaçant qui perçait entre les lignes. Roland laissait clairement sous-entendre que si le Roi refusait de suivre ses conseils, le Royaume de l’Aube deviendrait son prochain ennemi.

Comment allait-il pouvoir annoncer cela à Alban ?  

Maussade, l’Ambassadeur rendit la lettre à Hill. Sa bonne humeur s’était évanouie, cédant place à l’agitation.

Le garde ne s’était pas trompé : les sorcières étaient beaucoup plus importantes que l’alliance aux yeux de Sa Majesté. Toutefois, il se demandait ce que ces menaces pourraient apporter d’autre que le ressentiment croissant des grands aristocrates du Royaume de l’Aube. Cette lettre ne serait rien d’autre qu’un nouveau sujet de conversation.

– « Que faire ? » Demanda-t-il, n’ayant pas d’autre choix que de solliciter les conseils de Hill.

Ce dernier jeta un coup d’œil rapide à la lettre et répondit :

– « Faites ce que Sa Majesté attend de vous. En tant qu’Ambassadeur, c’est votre devoir. Quant aux conséquences, je suis certain que tout ce qui pourrait arriver de pire serait qu’Alban Misra vous chasse de la cour. Vous ne courez aucun danger. »

– « Et nous serons disqualifiés aux yeux des nobles », conclut tristement Joël.  « Les habitants de la Cité de Lumière nous traiteront de fous, se moqueront de nous et Roland deviendra leur nouveau sujet de discussion… Qu’est-ce que Sa Majesté espère en bluffant ainsi ?

– « Un bluff ? » S’écria Hill qui ne savait qu’en penser. « Croyez-vous vraiment qu’il bluffe ? »

Le cœur de Joël fit un bond. Consterné, il regarda le garde :

– « Non …tout bien considéré, c’est impossible… »  

– « C’est aussi ce que pensait Timothy Wimbledon avant que l’ancienne Cité du Roi ne tombe. Pour autant que je sache, Sa Majesté ne perd jamais son temps à des choses qui n’auraient pas de sens. »