La première section d’affranchis, qui servait de bouclier humain, ne rencontra aucune résistance et parvint à escalader la pente de terre.
Au sommet de la rampe, les défenseurs avaient construit une clôture en bois pour bloquer les forces attaquantes. Celle-ci, qui n’était pas totalement fermée, présentait de nombreuses ouvertures prévues pour les lances. Pendant que les assaillants étaient occupés à détruire les rondins qui composaient la clôture, la défense, qui se tenait derrière, pouvait utiliser ses lances pour tuer l’ennemi.
Mais contrairement aux attentes du Duc, les défenseurs qui auraient dû normalement se trouver derrière la clôture demeuraient invisibles. Personne ne surveillait le mur, aussi ses avant-gardes purent-ils aisément créer des brèches à l’aide de leurs haches. Débarrassés des bûches, ceux-ci se ruèrent sur la ville. Un instant plus tard, ils levaient la grille de bois.
– « Allons-y », lança le duc.
Il agita les rênes de son cheval et passa les portes, suivi de ses troupes. Entre le début du siège et l’ouverture des grilles, il s’était écoulé moins de trente minutes. Que pouvait bien faire Garcia Wimbledon ?
Frances haussa les sourcils : même si la princesse n’avait que peu d’expérience du combat, elle aurait dû savoir qu’il fallait laisser une petite troupe de gardes personnels sur place ou embaucher des mercenaires qui, ayant été grassement payés, ne craignaient pas la mort et bloqueraient l’offensive de l’ennemi aussi longtemps que possible. C’était le seul moyen pour elle de gagner suffisamment de temps pour que l’essentiel de ses gens puissent fuir.
« La 3ème princesse n’est manifestement pas une personne stupide. Sinon, elle n’aurait pu prendre le Sud aussi rapidement. Alors, pourquoi ne s‘est-elle pas arrangée pour que des hommes défendent le mur ? Construire une défense solide, avec des pièges bien placés mais sans personne pour l’exploiter, n’est qu’un gaspillage d’argent » se dit Frances. « C’est décidé, mes gardes personnels seront les premiers à entrer dans la ville pour s’assurer que la situation est sûre. »
Un peu plus tard, lorsque le capitaine de sa garde revint, celui-ci rapporta que la situation était exactement la même dans la ville : ils n’avaient rencontré aucune résistance. Il y avait bien des obstacles en bois et en pierre, mais ses hommes ayant donné des ordres aux habitants locaux, ceux-ci furent rapidement dégagés.
Au vu de ces informations, Frances n’hésita plus et dirigea le reste de ses troupes vers Eagle City. Comment un vétéran comme lui, qui avait suivi le roi Wimbledon III dans de nombreuses campagnes au fil des ans, pourrait-il se laisser intimider par une jeune fille ? Contrairement à ce qu’on pourrait penser, analyser les démarches de l’ennemi pour trouver ses failles n’était pas du temps perdu. S’il attendait que toutes les portes de la ville aient été prises, le Duc pourrait y entrer directement à cheval et gagnerait beaucoup de temps.
Tandis qu’il passait la grille, une odeur piquante parvint aux narines de Frances. Ces effluves n’avaient rien à voir avec l’odeur des cadavres en décomposition que l’on pouvait souvent percevoir sur les champs de bataille, on aurait plutôt dit un mélange d’huile de pin, d’écorces de mandarine et d’encens. En respirant profondément, on pouvait même imaginer qu’il s’agissait d’un parfum.
« Quelle est cette odeur ? », se demanda-t-il. Le Duc eut beau inspecter les environs, il ne trouva rien d’inhabituel. La seule chose qui retint son attention était que le fossé destiné au système de drainage était bloqué. Les eaux usées débordaient du canal, et ruisselaient lentement sur le sol. A voir une telle accumulation de saleté, Frances n’aurait pu dire depuis combien de temps ces égouts n’avaient pas été nettoyés, mais lorsque le soleil donnait sur sur ces substances sombres, il se réfléchissait en cinq couleurs splendides.
L’odeur venait probablement de cette accumulation d’eaux usées.
Le Duc Frances secoua la tête pour chasser cette pensée inutile et entreprit de diriger son unité vers le secteur du château.
Puisqu’ils avaient pris Eagle City, il était naturel qu’ils se rendent au château et à l’hôtel de ville pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à piller qui vaille la peine. Il était très probable que Garcia l’ait précédé, aussi ne devrait-il pas rester beaucoup de Royals d’or, mais certains des plus grands travaux d’artisanat et autres ornements pouvaient constituer des trophées très convenables. A cette intention, Frances avait fait amener ses chariots alimentaires. Indépendamment de l’état du butin, tout devrait être chargé dans les véhicules. Quant aux mercenaires, ils étaient probablement déjà en train de piller les échoppes et fermes environnantes.
« Pour l’instant, cela n’a pas d’importance. L’essentiel est que le Duc Joey soit mort et qu’on ne sait pas encore qui sera son successeur. En ce moment, la lutte est serrée pour décider de qui règnera sur cette ville. »
Lorsque le Duc Frances entra dans le château, il se dit qu’il s’était probablement trompé d’endroit.
« De l’extérieur, on aurait pourtant dit le château », pensa-t-il.
Ils ne s’étaient pas contenté de prendre toutes les pièces, mais avaient également dégagé tout le sous-sol, emportant jusqu’aux vêtements et tissus. Il ne restait pas même un grain de maïs dans le silo. Les nombreuses fresques suspendues aux murs furent également emportées. Il n’y avait plus de livres dans les bibliothèques, les hommes de Garcia pensèrent même à prendre le lit de la chambre du Seigneur. Bref, le château était entièrement dépouillé.
« Cela aurait-il été possible s’ils s’étaient retirés en hâte ? » Frances se sentait de plus en plus mal à l’aise. Si tout cela n’avait pas été planifié dès le départ, le château n’aurait pas pu être entièrement vidé.
Alors qu’il s’apprêtait à se rendre à l’hôtel de ville pour voir si la situation était la même là-bas, une épaisse fumée monta soudain de la porte nord.
– « Que se passe-t-il ? Y aurait-il le feu ? »
« Je l’ignore, Votre Excellence, j’ai ordonné à Molière d’aller jeter un œil », répondit le capitaine de sa garde. « Peut-être est-ce un feu qui a été délibérément allumé par l’ennemi. »
« C’est sûrement ça ». La première pensée du duc fut que tout cela était un piège, mais il se rendit compte que cette méthode consistant à mettre le feu aux portes n’avait aucun sens. Après tout, ils pouvaient facilement contourner. Il leur suffisait de passer par la dénivellation et ils seraient dehors. Il ne servait à rien de se cantonner à mettre le feu quelque part si ce n’était pour attaquer : une équipe organisée aurait vite fait de l’éteindre.
Pour utiliser correctement cette tactique, il aurait fallu mettre en place des soldats à l’extérieur des murs, qui attendraient que le feu se soit étendu à toute la ville et lorsque les troupes de l’ennemi auraient commencé à paniquer, ce serait le bon moment pour attaquer par surprise. De cette façon, cela pouvait aisément perturber la formation des troupes ennemies, peut-être même les forcer à se retirer. Mais comme il l’avait dit plus tôt, sans personne pour faire fonctionner le piège, c’était absurde.
C’est alors que de la fumée noire s’éleva des trois autres portes. En observant l’incendie de la porte Nord, le Duc se rendit compte qu’il se répandait à un rythme trop rapide, comme si toute la zone environnante était remplie de paille. Très vite, les premiers cris des civils retentirent, ce qui indiquait que certaines des maisons avaient déjà pris feu.
« C’est impossible… », pensa le Duc Frances : pour lui, le feu venait de la porte nord et il n’y avait rien qui puisse l’alimenter. Ce n’était qu’un vaste espace ouvert!
Mais s’il n’y avait rien, comment le feu pouvait-il s’étendre si rapidement ?
« Une minute… »
Soudain, une pensée horrible surgit dans son esprit : se pouvait-il que Garcia Wimbledon ait secrètement fait appel à une sorcière ?
Pour se rassurer, Frances toucha la Pierre du Châtiment Divin qui pendait autour de son cou, ce qui apaisa les battements sourds de son cœur.
« J’espère que ce n’est qu’un incendie déclenché par une sorcière : si c’est le cas, je pourrai passer à travers. Avec cette pierre, ce feu démoniaque ne pourra pas me blesser. En outre, chacun des membres de mes gardes personnels la porte également, aussi cet incendie ne peut nous menacer. Quant aux affranchis qui n’ont pas les moyens de faire un don à l’église, je n’ai pas le temps de m’en préoccuper. »
Même s’il possédait une telle pierre, la ville était devenue dangereuse, aussi décida-t-il de rejoindre le poste de la Porte Sud. De là, non seulement il pourrait surveiller Eagle City, mais également attendre que le nouveau roi entre avec la cavalerie. En prévision de ces prochaines étapes, le Duc ordonna immédiatement au capitaine de ses gardes :
– « Nous quitterons la ville par la porte Sud. Durant le trajet, vous soufflerez dans la corne pour rassembler toutes nos troupes. »
– « A vos ordres! »
Chacun se mit en route, mais lorsqu’ils parvinrent à la Porte du Sud, les flammes avaient commencé à couvrir toute la ville, incendiant de nombreuses maisons privées. La chaleur émanant du feu était telle qu’ils avaient dû fuir. Les roturiers qui habituellement se cachaient dans leurs maisons derrière leurs portes closes étaient à présent dehors à fuir les flammes. Les rues étaient bondées. Ils furent bientôt si nombreux que même à grands coups d’épées, les chevaliers ne pouvaient plus avancer. Ils ne pouvaient rien contre ces personnes touchées par la panique, fuyant vers le seul espace disponible qui ne soit pas encore en feu. A cet instant, on aurait dit que les flammes et la fumée environnantes allaient tout détruire.
– « Que tout le monde se calme. Il nous faut nous rendre au puits. De là, nous pouvons puiser de l’eau pour combattre ce feu », ordonna le Duc Frances « Ne tentez pas de sauver les maisons, elles sont hors de contrôle. Éteignez plutôt les feux dans les rues, pour que nous puissions quitter la ville. Et continuez à sonner de la corne, afin que les autres sachent où nous sommes! »
– « Monsieur! » Cria un chevalier qui revenait du centre-ville. Sans attendre que son cheval s’arrête, il sauta à bas. En regardant de plus près, Frances s’aperçut qu’il s’agissait du chevalier envoyé à la Porte du Nord par son Capitaine.
« Monsieur, à la porte du Nord, nous sommes incapables de maîtriser le feu! »
– « Que dites-vous ? » s’écria le Duc qui ne pouvait le croire : « Vous ne pouvez combattre ce feu ? »
– « Les flammes brûlent sur cette eau noire », répondit-il d’une traite « Non seulement l’eau ne peut éteindre cet incendie, mais de plus, il se répand très vite : tout le secteur nord de la ville est déjà en feu! »
« Un feu immortel », murmura Frances, « Oui, il faut que ce soit un feu démoniaque. »
Le Duc s’écria :
– « Ne paniquez pas! Garcia utilise les capacités de ces mauvaises sorcières! Tant que vous portez la Pierre du Châtiment Divin, vous êtes en sécurité! Même si ces flammes semblent effrayantes, elles ne pourront pas vous nuire! »
– « Voilà pourquoi vous étiez si bienveillant. »
Moliere, passa machinalement sa main sur sa poitrine : « Monsieur, qu’allons-nous faire ? »
– « Avec cette pierre, nous n’avons rien à craindre. Que tout le monde se lance, nous allons passer à travers! »
Le Duc agita la main : « Ce feu diabolique disparaîtra sans laisser de traces devant la Pierre du Châtiment Divin! » Il marqua une pause : « Molière, vous dirigerez le premier groupe, je resterai ici pour attendre ceux qui doivent nous rejoindre. »
Le chevalier féminin acquiesça d’un signe de tête :
– « Monsieur, prenez soin de vous, faites attention sinon… »
Ceci dit, elle se détourna et se précipita sans hésiter vers le feu qui faisait rage au bout de la rue.