– « Cela concerne-t-il la prophétie relative à la Lune sanglante ? » Demanda l’Astrologue en chef en s’asseyant.
– « En partie, mais puisque vous abordez la question, commençons donc par la prophétie. » Le jeune Roi se leva et servit une tasse de thé à l’astrologue, totalement surpris par sa simplicité. De toute évidence, Roland était beaucoup plus facile à vivre que Timothy.
« En ce qui concerne la prophétie de la Lune Sanglante, il y a plus de mille ans, le Royaume de Graycastle n’existait pas, pas plus que la famille Wimbledon. »
– « Mais Votre Majesté, d’après les documents, notre histoire remonte à peine à quatre cent cinquante ans… »
– « La partie manquante, très documentée, a été délibérément dissimulée. »
Roland prit une position assise plus confortable avant d’ajouter : « C’est une longue histoire, aussi, j’aurai besoin d’un peu de temps pour tout vous expliquer. »
Suite à ces paroles, l’astrologue entendit un récit pour le moins stupéfiant.
Il fut ramené en arrière, mille ans auparavant, sur les Terres Barbares et le Pays de L’Aurore, à l’époque où les Diables et les êtres humains s’affrontaient dans une guerre sans merci. Il était question de la signification symbolique de la Lune Sanglante, de l’Empire des Sorcières, des origines des Quatre Royaumes, ainsi que de celle de l’Église… Si quelqu’un d’autre que le Roi lui racontait ces faits, Étoile Rayonnante aurait considéré ce discours comme étant à la fois épouvantable et absurde.
Mais à l’expression de Roland, il voyait bien que ce dernier était tout à fait sérieux.
Lorsque le Roi eut terminé son récit, Étoile Rayonnante eut le sentiment de suffoquer.
En effet, il avait toujours été persuadé que le dernier jour de l’humanité était un châtiment divin. Les fonds marins qui se soulèvent, la terre qui craque, le feu qui jaillit des entrailles du sol et les foudres du ciel, aussi terrifiants soient-ils, ne détruiraient pas totalement les civilisations humaines. Si les hommes pouvaient s’y préparer, une grande partie des villes parviendrait à survivre à ces catastrophes.
Cependant, selon Sa Majesté, la Lune Sanglante annonçait le début de la guerre des Diables.
Une guerre qui, selon toute vraisemblance, durait depuis mille ans et l’humanité ayant déjà été vaincue deux fois. Une autre défaite et elle serait éradiquée de la surface de la terre.
– « Votre Majesté… » Demanda l’astrologue qui en avait presque perdu la voix, « d’où tenez-vous toutes ces informations ? »
Roland étendit deux doigts :
– « De l’Empire des Sorcières et de l’Église qui, tous deux, sont liés à la création des Quatre Royaumes, y compris Graycastle. J’ai effectivement rencontré des Diables à l’ouest de la région occidentale. Il s’agit véritablement d’une race étrangère, qui a développé sa propre civilisation et construit ses propres armées. »
– « Et …qu’est-ce que ce fameux « sourire des dieux ? »
– « Nul ne le sait. Peut-être aurons-nous la réponse après la Bataille de la Divine Volonté. »
Étoile Rayonnante se tut. Il ne savait pas s’il devait ou non croire ce récit épouvantable, mais très vite, il réalisa que cette histoire était liée à l’ascension et à la chute du royaume de Graycastle ainsi qu’à la prospérité de la famille Wimbledon. En tant que Roi, Roland n’avait aucune raison de lui mentir.
Cela n’aurait aucun sens.
En supposant que tout ce qu’il venait de lui dire soit la stricte vérité, la confiance que Sa Majesté vouait aux sorcières s’expliquerait en toute logique.
En admettant que leur pouvoir ne vienne pas des démons, elles n’avaient alors plus aucune raison d’être les ennemies des hommes.
Dans cette optique, les rumeurs que Roland avait répandues dans l’ancienne Cité du Roi concernant l’innocence des sorcières n’étaient sans doute qu’une petite partie de la vérité. En effet, il était sage et prudent de la part de Sa Majesté de divulguer les informations de manière sélective et taire les éléments susceptibles de déclencher la panique parmi la multitude.
La seule chose que l’astrologue ne comprenait pas, c’était le rapport qui pouvait exister entre la Lune Sanglante et la Porte des Enfers.
– « Votre Majesté, que puis-je faire pour vous ? »
Étoile Rayonnante se doutait bien que si le Roi avait insisté pour que l’Association déménage dans la Région de l’Ouest, ce n’était probablement pas pour des raisons astrologiques. Roland, en effet, semblait en savoir beaucoup plus sur l’Étoile de la Destruction que n’importe quel astrologue. S’il ne lui avait pas confié ce secret, le sage n’aurait sans doute jamais su ce qui s’était passé mille ans auparavant.
– « C’est justement ce dont je voulais vous parler. Il se pourrait que ce soit bien plus important encore que le secret que je viens de vous révéler », répondit Roland avec un sourire.
Il lui tendit un livre : « Jetez d’abord un œil à ceci. »
Étoile Rayonnante prit le manuel et remarqua que le titre sur la couverture était une combinaison de termes qu’il n’avait jamais vus auparavant.
– « Géométrie analytique ? »
Chose curieuse, ces mots, difficiles à prononcer, étaient imprimés dans des tons de bleu qui ne pouvaient avoir été produits qu’à l’aide de pigments très fins et particulièrement coûteux.
– « Prenez tout votre temps. Ce n’est pas grave si vous ne comprenez pas, car vous avez encore beaucoup de choses à apprendre. »
Même si l’éclairage de la pièce était relativement décent, et ceci même sans bougie, il n’était cependant pas comparable à la lumière du jour. De ce fait, l’astrologue hésitait à lire ce livre sur le champ, de crainte que la lecture nocturne ne cause des dommages à ses yeux.
Ceux-ci étant indispensables dans le cadre de sa profession, il se devait de les protéger.
Néanmoins, il craignait de fâcher le Roi en refusant d’obtempérer. Il décida donc de parcourir rapidement l’ouvrage : il le lirait plus attentivement le lendemain, lorsqu’il y aurait suffisamment de lumière.
Mais à peine avait-il lu l’introduction qu’il ne put en détacher son regard.
« Ainsi, on peut décrire les orbites des objets avec des formules arithmétiques ? Et calculer toute sa trajectoire avec seulement quelques paramètres clés ? »
Venaient ensuite plusieurs groupes de lignes droites croisées, chacun constituant un système de coordonnées composé de quatre plans. Dans chaque système se trouvait une forme simple. Certaines étaient de simples lignes droites en diagonale, d’autres une section de courbe, d’autres des ellipses et d’autres encore une combinaison de plusieurs courbes. À première vue, elles n’avaient rien d’étrange mais une formule figurant à côté du graphique en forme de cercle attira l’attention de l’astrologue.
« C’est certainement une formule arithmétique », pensa-t-il.
La formule, qui contenait un signe “plus” et un signe “égal”, commençait et finissait par le même symbole. Étoile Rayonnante n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pouvait représenter, mais d’une manière ou d’une autre, il en percevait la beauté. Chaque symbole possédait un charme unique et était en parfaite harmonie avec les autres.
Bien que chaque forme fût différente et ne puisse en aucun cas représenter le même type d’orbite (par exemple, une ligne droite et une ellipse), leurs formules arithmétiques ne montraient pas de divergences notables.
Une idée jaillit soudain dans son esprit :
« Est-il possible que, dans ce monde, chaque forme puisse être décrite avec une formule arithmétique ? »
Enthousiasmé, l’astrologue passa aussitôt à la seconde page.
Lorsqu’enfin Étoile Rayonnante referma le livre, il avait le cou douloureux. Et pour cause : il lui avait fallu plus d’une heure pour le lire dans son intégralité.
Roland, visiblement très absorbé par le document qu’il était en train de rédiger, ne l’avait pas interrompu un seul instant.
– « Pardon, Votre Majesté. Je… »
– « Vous avez terminé ? » Roland leva les yeux et sourit à l’astrologue : « Je suppose qu’il y a beaucoup de choses que vous n’avez pas comprises. »
– « En effet. Je n’ai pas souvenir que les précepteurs à la cour vous aient enseigné ces symboles et ces formules… »
Sur dix précepteurs qui enseignaient à la cour, neuf étaient issus de l’Association d’Astrologie. Cependant, ce que Sa Majesté avait écrit dépassait son entendement. « Tout ceci est extrêmement intéressant, mais je ne comprends pas bien ces conversions sous forme de formules compliquées. »
– « C’est parce que vous n’avez pas appris à manier les équations. C’est indispensable si vous voulez comprendre la géométrie analytique. »
Comme par magie, le roi sortit une pile de livres de son bureau et les présenta à l’astrologue. Étranges et difficiles à prononcer, tous les titres étaient inscrits soit en bleu, soit en vert.
L’astrologue sentit ses mains trembler :
– « Puis-je les emporter chez-moi ? »
– « Certainement », répondit Roland. « En fait, non seulement je souhaite que vous l’étudiez, mais également tous les astrologues et les étudiants de l’Association. » Après une pause, Roland reprit : « La seconde chose que je voulais vous dire, c’est qu’il n’est pas nécessaire de trop vous soucier de la Lune Sanglante. Une fois que vous aurez tout compris, l’Association d’Astrologie pourra jouer un rôle indispensable dans la guerre contre les Diables. Ces livres sont seulement là pour vous éclairer car ce qui va suivre sera beaucoup plus profond et difficile : le moment venu, non seulement vous pourrez calculer la trajectoire d’un objet en mouvement, mais aussi celle de chaque arbre, chaque pierre, chaque étoile, bref, de tout ce que vous voyez sur cette planète. Qu’en pensez-vous ? Êtes-vous prêt à relever le défi ? »
– « Oui, cela me plairait beaucoup, Votre Majesté! » Répondit aussitôt l’astrologue, complètement remis de la déception subie lorsque Roland avait ignoré sa découverte de l’Étoile de la Destruction.
Il entrevoyait maintenant des milliers d’étoiles qui se déplaçaient le long des chemins qu’il calculait.
Pendant ce temps le jeune Roi souriait, d’un sourire si étrange qu’il rappela à Étoile Rayonnante un chasseur observant un animal en train de tomber lentement dans son piège.
– « Formidable! Mais je vous en prie, ne vous découragez pas. Ce sera difficile, et il est tout à fait normal que vous rencontriez des obstacles. Mais je pense que vous finirez par les maîtriser. »