“Sophia” parcourut rapidement toute la copie, puis nota dessus le score total des trois sujets : 17.
Il manquait en tout 100 points.
– « Alors… alors le problème concernait Maggie » Demanda Naela en inclinant la tête.
– « C’était donc ça ? » Lune Mystérieuse était déçue : « Je pensais que c’était Sophia qui avait intentionnellement donné un score élevé à Maggie en échange de viande grillée au miel! »
Lily lui donna une tape sur la tête :
– « Taisez-vous donc! »
– « Devons-nous poursuivre le visionnage ? » Demanda timidement Assia. « Nous ferions mieux de partir au plus vite si nous ne voulons pas que l’on s’aperçoive de notre présence. »
– « Encore un moment », dit Chandelle. « Peut-être que quelque chose a mal tourné lorsque le résultat a été retranscrit. »
Évelyne secoua la tête :
– « Ce n’est pas nécessaire, puisque je connais le résultat… ».
Il aurait, en effet, été possible de confondre les chiffres mis bout à bout s’il s’agissait de la méthode originale d’écriture. Cependant, dans l’éducation universelle popularisée par Sa Majesté, les chiffres avaient été remplacés par de simples traits faciles à retenir, de sorte que les chances de commettre des erreurs étaient très minces.
– « Je pense que c’est Maggie qui est arrivée par la fenêtre et l’a interrompue! » Dit Lune Mystérieuse qui, aussitôt, se couvrit la tête : « Inutile de me frapper, je ne dis plus rien. »
Elles virent ensuite “Sophia” vérifier toutes les copies et recopier les notes sur un formulaire. À ce stade, la colonne réservée à Maggie reflétait toujours un score de 17 points.
– « Non, vraiment, le problème ne vient pas de Maître Sophia », déclara Chandelle, visiblement soulagée.
– « Pouvons-nous partir à présent ? » Demanda Assia, anxieuse.
Évelyne était sur le point de répondre lorsque soudain, “Sophia” se leva et regarda vers la porte. Les six sorcières suivirent aussitôt son regard : une employée de l’Hôtel de Ville se tenait sur le seuil.
– « De quoi peuvent-ils bien parler ? » Demanda Lune Mystérieuse.
Comme la reconstitution n’incluait pas le son, force leur était de tenter de lire sur les lèvres.
– « On dirait qu’il lui dit : Dame Sophia … Son Excellence Barov… m’envoie vous chercher ? »
Elles virent “Sophia” hocher la tête et emboîter le pas à l’apprentie.
Au moment où la porte se refermait, le vent s’engouffra dans la pièce. Tous les documents s’envolèrent et se dispersèrent sur le sol.
– « Ah… la fenêtre! », marmonna Lily.
Évelyne aussi s’en était aperçu. La fenêtre, qui jusqu’ici était fermée, venait de s’entrouvrir. De toute évidence, Sophia ne l’avait pas verrouillée et l’ouverture de la porte avait généré un courant d’air. Le vent d’automne qui soufflait au dehors provoqua un mouvement de va et vient de la vitre. Puis une forte rafale la rabattit violemment contre le cadre. Il n’était pas nécessaire d’entendre le bruit pour deviner à quel point le verre avait dû trembler.
C’est alors qu’une chose d’inattendu se produisit.
Un nouveau courant d’air s’engouffra dans la pièce et fit tomber le porte-plume posé sur le bureau. La plume qui se trouvait dans l’encrier s’envola, traça un arc dans les airs et retomba sur le formulaire, laissant au passage un trait dans la colonne de Maggie qui eut pour effet de transformer son 17 en 117.
Quelqu’un avait dû entendre du bruit car à nouveau, on poussa la porte. La même apprentie réapparut, jeta un coup d’œil et demeura stupéfaite.
Aussitôt, elle alla fermer la fenêtre et s’accroupit pour mettre de l’ordre dans le bureau de Sophia.
Lorsqu’enfin tous les documents furent soigneusement classés et rangés sur la table de travail, elle quitta la pièce, satisfaite.
Évelyne et Chandelle se regardèrent :
– « Voilà donc ce qui s’est passé ? »
Ainsi c’était un accident, et non une erreur de notation de Sophia ou un mensonge de la part de Maggie.
Évelyne put alors reconstituer la suite des évènements. Sophia ayant reçu l’ordre de Sa Majesté de l’accompagner à Longsong, elle avait remis la feuille de pointage à Wendy. Comme ce n’était pas cette dernière qui avait noté les copies, quand bien même elle aurait été intriguée par la performance de Maggie, jamais elle n’aurait remis en question le jugement de Sophia.
– « Grâce à moi, nous connaissons enfin la vérité », dit Lune Mystérieuse. Elle leva les yeux et ajouta : « Et le coupable est….Maitre Sophia! »
– « Non! Le vent! » Répondit Lily en serrant les dents.
– « Mais si Sophia avait bien fermé la fenêtre, ni les copies, ni la plume ne se seraient envolées! Je me trompe ? »
– « Comment pouvez-vous parler ainsi ?! »
– « Vous vous trompez », dit Naela, pensive. « S’il devait y avoir un coupable, ce serait plutôt Sa Majesté qui a choisi cet endroit pour construire l’Hôtel de Ville. Non seulement il l’a agrandie, mais il a également surélevé deux étages. Sans ce second étage, Sophia n’aurait pas eu à noter les copies dans cette pièce. »
– « Euh… c’est vrai. Le coupable est donc…Sa Majesté! »
– « Assez! »
– « Excusez-moi… puis-je arrêter à présent ? » Demanda Assia qui, visiblement, était sur le point de fondre en larmes.
– « Je suis désolée. Ça suffit en effet », répondit Evelyne. « Merci. Partons maintenant. »
– « Hé, nous allons partir comme ça ? Peut-être pourrions-nous trouver ici le prochain questionnaire ? » Suggéra Lune Mystérieuse en se plaçant devant ses compagnes pour les arrêter.
– « C’était donc pour ça que vous teniez tant à venir ici! » S’écria Lily en se précipitant vers elle. « Je ne vous laisserai jamais causer de problèmes! »
– « Je plaisantais! »
L’enquête s’acheva donc sur une touche d’humour. Après avoir fait ses adieux à Chandelle, Évelyne rentra seule à la Résidence des Sorcières.
Même si elle savait maintenant la vérité, la jeune femme n’avait pas retrouvé son calme pour autant.
Elle ne cessait de revoir les formulaires s’envoler et la plume tomber. Quoi que totalement indépendants et erratiques, ces deux évènements avaient fini par se coordonner pour donner un résultat ingénieux.
Le papier, le stylo, le flux d’air provoqué par la porte et l’entrée de l’apprentie, tout avait conduit à ce résultat. Si l’une de ces conditions n’avait pas été remplie, la note de Maggie n’aurait jamais été modifiée.
Et pourtant, tout était inconscient et chaotique.
Tout bien considéré, cela pouvait également s’appliquer aux cocktails.
On ajoutait à l’alcool toutes sortes d’ingrédients, mais on ne pouvait pas sentir chaque goût séparément. Ils se fondaient dans le liquide et s’affectaient mutuellement, créant ainsi un nouveau goût susceptible de plaire à bon nombre de gens. Parfois aussi, un goût unique pouvait résulter d’une combinaison rare et totalement aléatoire.
Évelyne ne put s’empêcher de penser aux billes microscopiques dont parlait Sa Majesté. Séparées, elles étaient totalement désordonnées et insignifiantes mais réunies, elles pouvaient exprimer des merveilles.
Elle ferma les yeux et sentit que quelque chose s’apprêtait à jaillir de son cœur.
En fait, le chaos était partout dans le monde, mais ce chaos cachait des résultats.
Comme si c’était ainsi que tout devait être.
Évelyne ouvrit les yeux et chercha la tasse sur la table.
Des ondulations apparurent à la surface de l’eau froide, puis sa couleur se mit à changer comme si on y avait versé une goutte de peinture. L’eau prit une teinte orange-rougeâtre et un parfum qu’elle n’avait jamais respiré auparavant effleura ses narines.
Elle hésita un instant et finalement, se décida à goûter le liquide.
Une douceur indescriptible envahit aussitôt sa langue. La saveur en était légèrement amère, extrêmement moelleuse, incomparable.
Cela ressemblait à la fois à un mélange de jus de fruits,de lait et à du thé au miel. Évelyne n’aurait pu en décrire précisément la saveur, cependant, elle était certaine d’une chose :
Ce n’était pas du vin.