Le guide prit la main de Joël et l’entraîna vers une cavité latérale pour quitter la salle sombre.
Si l’Ambassadeur distinguait à peine le sol, la jeune femme, elle, ne ralentissait pas. Par ailleurs, N° 76 avait l’air plutôt forte et les callosités sur ses paumes contrastaient avec sa silhouette élancée. Sans doute n’était-elle pas seulement au service des invités : elle devait remplir également le rôle de garde lors des expositions souterraines. Il aurait beaucoup aimé pouvoir se procurer une personne comme elle auprès des Marchands Noirs, dans la mesure où la former lui-même ne serait guère évident.
Même si Hill Fawkes semblait intelligent, il ne le suivrait pas éternellement sous prétexte que c’était son vieil ami qui le lui avait affilié. De plus, c’était un peu ennuyeux d’avoir à ses côtés un garde masculin. Il aurait préféré le remplacer par N° 76.
Ce n’étaient, bien sûr, qu’une idée qui lui passait par la tête. Après tout, la Lettre Noire ne lui appartenait pas et les quatre mille Royals d’or dépassaient largement le budget d’Otto. Si jamais il s’avançait à dépenser davantage pour ses besoins personnels, Joël risquait de mettre en péril ses relations avec la famille Luoxi et, par voie de conséquence, avec les deux autres familles.
Une fois entré dans le tunnel, l’Ambassadeur réalisa que la plupart étaient des passages naturels. En raison de leur étroitesse, la lumière des torches semblait bien plus claire et l’on apercevait le ciel sombre à travers les nombreux puits creusés au sommet de la caverne. Les tunnels qui sillonnaient la roche débouchaient sur des grottes calcaires plus profondes dont certaines avaient été transformées en auberges tandis que d’autres étaient environnées de tonneaux. On aurait dit une ville souterraine.
De toute évidence, si ces commerçants n’avaient pas attribué un guide à chaque client, ces derniers auraient eu bien du mal de trouver leur chambre.
Joël attendit qu’ils soient seuls pour demander :
– « Pendant que j’y pense : comment puis-je payer mon achat ? »
– « Il vous suffira de me remettre votre carte d’invitation avant de quitter le souterrain. Lorsque vous aurez confirmation que vos achats correspondent bien à vos attentes, je m’occuperai des formalités pour vous », répondit en souriant la jeune femme. « En attendant, vous pouvez, si vous le souhaitez, profiter de notre taverne, du casino et du bain à remous. Les Marchands Noirs ont de quoi répondre à vos besoins, que vous recherchiez le plaisir ou la détente. »
– « La lettre noire contient-elle tout l’argent requis ? »
– « Absolument. »
– « Et si quelqu’un souhaite racheter son guide ? »
– « Dans ce cas, vous n’aurez qu’à remettre cinq cents Royals d’or aux Marchand Noirs », murmura N°76 qui semblait avoir l’habitude de ce genre de question. « Vous souhaitez me racheter, monsieur ? »
– « Ce n’est pas le temps que nous avons passé ensemble qui compte mais le plaisir que nous y avons pris », répondit Joël, détournant sa question. « Vous ne croyez pas ? »
– « Vous avez tout à fait raison », répondit-elle avec un petit rire.
– « Quoi qu’il en soit, puis-je voir votre visage ? »
– « Il n’en est pas question », répondit la jeune femme en secouant la tête. « Un guide n’est autorisé à retirer son masque que si vous le rachetez. C’est une règle fixée par les Marchands Noirs. »
– « Cependant, vous avez bien dit que vous pouviez fournir des services… »
– « Bien sûr! » N ° 76 posa un doigt sur ses lèvres rouges dans un numéro de charme : « cela ne m’empêchera pas de vous servir, monsieur. »
À ces mots, Joël redoubla d’enthousiasme.
– « Nous y sommes », dit-elle en le conduisant devant une porte de bois située à l’extrémité de la caverne et qui portait… le numéro 76! « Vous avez ici une chambre principale et une annexe, dans laquelle je passerai la nuit. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il vous suffira de m’appeler. »
Joël ouvrit la porte, haussa les sourcils et demanda :
– « Est-ce là l’annexe dont vous parlez ? »
Étroite à l’avant, la caverne s’élargissait ensuite et l’annexe était tout juste assez grande pour accueillir une personne. Dormir dans cette pièce dont le sol était recouvert de paille revenait à passer la nuit dans une écurie.
– « Après tout, nous sommes sous terre », dit le guide d’un geste désinvolte de la main, « il est difficile de trouver une pièce convenable. »
Elle ouvrit la porte de la pièce qui lui était réservée. La chambre, qui n’était guère plus spacieuse, ne contenait qu’un grand lit et deux fauteuils.
– « Mmm, Mmm! » Fit Joël en apercevant la sorcière qu’il avait achetée.
Bras et jambes écartés, elle était fermement menottée par des anneaux de fer insérés dans le mur et bâillonnée avec un morceau de soie blanche et propre. En entendant entrer, elle se débattit, effrayée.
Aussitôt, l’Ambassadeur réprimanda intérieurement les Marchands Noirs : il pensait bénéficier d’une chambre séparée en plusieurs compartiments dont une cellule réservée aux esclaves. Celle-ci était vraiment désolante.
« Comment, dans ces conditions, vais-je pouvoir profiter de ma longue nuit avec n ° 76 ? Je ne vais tout de même pas jouer un spectacle érotique en direct devant la sorcière!
C’est vraiment n’importe quoi! Ce serait encore pire que de la toucher! » Pensait le jeune homme dont le froncement de sourcils redoubla en se remémorant les consignes d’Otto concernant le fait de gagner la confiance de la sorcière.
– « Les Marchands Noirs ont-ils d’autres chambres ? Je veux dire, des chambres avec supplément ? » Demanda-t-il, totalement démuni.
– « Étant donné que certains des clients ont des exigences plus élevées concernant la chambre, nous proposons également des maisons semi-ouvertes, situées un peu plus en surface, ainsi que des chambres près de la rivière souterraine. »
« La façon dont les hommes d’affaires font de l’argent est totalement scandaleuse », pensa Joël.
– « Combien coûte la chambre la moins chère ? »
– « Trois Royals d’or la nuit. »
« À ce prix, je pourrais m’offrir un séjour d’un mois et demi dans une auberge au centre de la capitale! » s’insurgea intérieurement l’Ambassadeur. « Cependant, c’est une moindre somme comparée aux quatre mille Royals d’or que je viens de dépenser. Considérons donc que ce sont des frais de traitement. »
– « Attendez-moi un moment dehors », dit-il après avoir réfléchi. « J’ai quelque chose à dire à la sorcière. Je vous appellerai quand ce sera fait. »
– « Bien sûr, monsieur », répondit respectueusement N° 76.
Sur ce, elle quitta la pièce.
En voyant Joël ôter son manteau et se diriger vers elle, la sorcière se débattit encore plus fort. Elle semblait terrifiée.
Avec un soupir, il déposa son vêtement sur les épaules de la jeune fille et dit :
– « Ecoutez-moi! Quelqu’un m’a envoyé ici pour vous sauver. Ne faites pas de bruit et personne ne vous fera de mal. Si vous me comprenez, faites deux fois “oui” de la tête. »
La sorcière cessa aussitôt de se débattre et, durant un long moment, regarda le jeune homme. De toute évidence, elle avait beaucoup de mal à croire ce qu’elle venait d’entendre.
L’Ambassadeur répéta donc ce qu’il venait de dire aussi doucement et lentement que possible. La sorcière était très belle, mais les jeunes filles à peine sorties de la puberté n’étaient vraiment pas sa tasse de thé.
Cette fois, elle acquiesça comme il le lui demandait.
Soulagé, Joël tendit la main et retira le morceau de soie de la bouche de la sorcière.
Celle-ci toussota avant de demander :
– « Qui êtes-vous ? »
– « Quelqu’un qui est ici pour vous sauver », répondit le jeune homme en s’asseyant sur le lit. « Vous avez bien un nom ? »
– « Je m’appelle Amy » répondit elle. « Si vous êtes venu me sauver, pourquoi ne me relâchez-vous pas ? »
– « Et si jamais vous vous enfuyez ? Je ne pourrai pas payer à nouveau quatre mille Royals d’or pour vous racheter si vous vous faites prendre », répondit Joël en écartant les mains. « Pour votre sécurité, il est préférable que vous restiez enchaînée afin de ne pas éveiller les soupçons. Je vous libérerai demain, lorsque nous serons partis. D’accord ? »
– « Vraiment ? » Demanda Amy, qui, de toute évidence, doutait.
« Elle est si naïve », pensa-t-il. « Pas étonnant qu’elle se soit faite prendre. C’est une chance qu’elle soit tombée sur moi. »
– « Bien sûr! Et je ferai mieux encore : je vous ferai connaître un endroit où toutes les sorcières se rassemblent. Beaucoup de compagnes vous attendent et vous n’aurez plus à vous cacher. » Joël se leva et ajouta : « Tout ce que vous avez à faire est de prendre votre mal en patience jusqu’à demain, comprenez-vous ? »
– « Attendez! Où allez-vous ? »
– « Profiter de la vie nocturne, bien sûr! » Répondit-il en souriant.
L’Ambassadeur était sur le point d’appeler n ° 76 lorsque soudain, il entendit des pas précipités dans l’annexe, suivis du bruit étouffé d’objets lourds.
Quelques secondes plus tard, la pièce redevint silencieuse.
– « N ° 76 ? » Appela-t-il, inquiet.
Mais personne ne répondit.