La capitale du Royaume de l’Aube était en proie à des turbulences extrêmes. Joël, qui généralement ne se mêlait pas de politique, percevait la tension sous-jacente.
Depuis que le nouveau Roi était monté sur le trône, des soldats entraient de force dans les maisons et les fouillaient tandis que dans les tavernes, les rumeurs allaient bon train concernant la rébellion des Seigneurs frontaliers.
Lors des expositions, les marchandises étrangères étaient de moins en moins nombreuses et la caravane de Joël avait même suspendu le trafic d’esclaves.
Selon Hill, Alban Misra ne s’était pas contenté de capturer les esclaves en provenance du Royaume de Wolfheart, il leur avait également rendu leur liberté. Certes, c’était une bonne action, mais malheureusement, celle-ci entravait le plan de Roland.
Joël, qui n’y voyait aucune perte potentielle le concernant, ne s’inquiétait pas le moins du monde. En effet, la caravane lui avait été fournie par Denise et le commerce d’esclave n’entraînait pas de frais généraux. Le jeune homme ne se souciait guère du peu d’argent que lui rapportait cette entreprise. À partir du moment où il restait l’ambassadeur du Royaume de Graycastle, il finirait bien par trouver d’autres opportunités rentables.
Par ailleurs, la formation de l’alliance avait quelque peu progressé.
Trois jours après le couronnement, Joël fut convoqué au palais où le nouveau Roi lui demanda des détails au sujet du contrat d’alliance. Ayant appris que l’Église venait d’essuyer une sérieuse défaite à la Crête du Vent Glacé, Alban apposa immédiatement son empreinte digitale sur le document.
Joël en fut ravi : après de nombreuses nuits agitées, la première mission que lui avait confiée Sa Majesté était officiellement accomplie.
Cependant, sa bonne humeur ne dura pas longtemps. Le soir même, Hill eut un commentaire qui lui fit l’effet d’une douche froide.
– « Il était trop tard », dit le garde. « Je crains que cette alliance ne serve plus à grand-chose. En outre, Sa Majesté n’appréciera sans doute pas la façon dont le nouveau Roi traite les sorcières. Vous vous souvenez de ce qu’il est advenu de Timothy, qui avait adopté la même attitude hostile. Vous pourrez toujours garder ce parchemin en souvenir. »
Le fait que Roland Wimbledon appréciât les sorcières n’était pas un mystère, cependant, aux yeux de Joël, il ne pousserait pas la provocation et la stupidité jusqu’à rompre cette alliance avec un pays voisin à cause d’elles. Ce garde était sans doute trop pessimiste.
Même si Sa Majesté redoutait l’attitude du Roi de l’Aube envers les sorcières, il ne pourrait rien y faire. Après tout, les Misra régnaient sur le royaume de l’Aube depuis des générations. En sa qualité de dirigeant du pays, Alban pouvait gérer son royaume comme il l’entendait, personne n’étant en droit d’intervenir dans leurs affaires intérieures.
Cela dit, Joël était d’accord avec son vieil ami : comment des femmes aussi belles et admirables que les sorcières pourraient-elles être des servantes du Démon ?
Le jeune homme secoua la tête et tenta de chasser ces pensées perturbantes. En tant qu’Ambassadeur, son devoir se limitait à prendre des messages et à les transmettre à Sa Majesté. Il n’avait rien à voir avec les troubles ou les changements politiques.
Comme il disposait d’un peu de temps, Joël avait prévu de voir Denise avant de décider de ses loisirs pour la soirée.
Il était sur le point de partir lorsque soudain, le fils aîné de la famille Luoxi frappa à la porte.
Cette visite inattendue n’était pas bon signe, cet homme ne lui ayant jamais apporté que des nouvelles perturbantes. Otto avait un jour prétendu être porteur d’informations déterminantes pour la préservation du Royaume de Graycastle. Par la suite, il s’était plaint du changement désastreux dans le caractère du nouveau Roi. À chaque fois qu’il venait le voir, Joël en avait la migraine. Si Hill n’avait pas insisté pour garder le contact avec Otto Luoxi, l’Ambassadeur aurait décidé de l’ignorer.
Il envoya aussitôt quérir Hill et introduisit Otto au salon.
– « Vous avez d’autres nouvelles du palais pour Sa Majesté ? »
– « Pas pour le moment », répondit Otto en se servant une tasse de thé comme s’il était chez lui. « Avez-vous des projets pour ce soir ? »
– « Oui », mentit Joël, dans l’espoir que son interlocuteur le laisserait tranquille. Denise, en effet, lui promettait une soirée romantique, tandis qu’avec Otto, il était certain de passer une nuit agitée.
– « Dans ce cas, il va falloir les différer car j’ai une faveur à vous demander », dit Otto en lui tendant une enveloppe noire.
Joël l’ouvrit : à l’intérieur se trouvait une carte d’invitation portant un sceau à tête de dragon noire, identique au motif qui figurait sur les Royals d’or.
Après l’avoir lue, l’Ambassadeur secoua la tête :
– « Vous voudriez que je vous accompagne à cette exposition ? Mais je n’ai pas d’argent pour enchérir. »
En effet, Denise l’avait emmené plusieurs fois à ce genre d’exposition. Les marchandises proposées étaient d’une extrême rareté et leurs prix étonnamment élevés. Dans une vente aux enchères, il était assez fréquent de faire des offres de mille Royals d’or, aussi Joël se demandait-il d’où ces riches marchands tiraient tout cet argent.
Otto vida d’un trait sa tasse de thé :
– « Ne vous inquiétez pas au sujet de l’argent car en m’aidant, vous aiderez votre Roi. »
– « Expliquez-vous », intervint Hill en prenant place auprès de l’Ambassadeur.
Otto baissa la voix :
– « J’ai entendu dire qu’il y aurait une sorcière à vendre. »
« Enfer! » Se dit Joël, qui savait très bien que ce ne serait pas une bonne nouvelle.
Il était de notoriété publique que le nouveau Roi avait lancé une chasse aux sorcières. En temps normal, il se serait fait un plaisir de l’y accompagner mais pour l’heure, mieux valait rester à distance des sorcières.
– « Ces gens ne craignent-ils pas la colère du Roi Alban ? »
« Alors que les trois familles sont supposées s’unir pour soutenir pleinement le Roi, vous outrepassez ses ordres », faillit-il ajouter.
– « La Cité de Lumière est peut-être le domaine des Misra, cependant, il est des endroits sur lesquels il n’a aucune prise », répondit Otto en haussant les épaules.
– « L’exposition serait-elle organisée par des Rats ? »
– « Comment des gens ayant financièrement les moyens d’organiser une vente aux enchères pourraient-ils être des Rats ? » Répondit nonchalamment Hill.
– « Vous avez raison », approuva Otto. « Même si cette exposition n’est pas vraiment officielle, il n’en reste pas moins qu’elle est organisée par quelques commerçants locaux parmi les plus puissants. On les appelle les Marchands Noirs. Ces gens mènent souvent des activités clandestines, en particulier le commerce d’esclaves. »
– « Pourquoi agir clandestinement alors qu’il y a un marché d’esclaves à la périphérie de la ville ? »
– « Vous comprendrez lorsque vous y serez. »
Otto avait réussi à éveiller l’intérêt de Joël, cependant, celui-ci ne voulait pas suivre aveuglément ses instructions.
– « Me permettriez-vous d’inviter les Payton à se joindre à nous ? »
– « Faites-vous allusion à la femme d’affaires avec qui l’on vous voir souvent ? Je suis désolé, mais non », répondit catégoriquement Otto. « Les Marchands Noirs sélectionnent leurs invités de façon très stricte. Même si cette dame est une commerçante honorable, elle n’est pas suffisamment connue pour être admise à cette exposition. »
– « Avez-vous l’intention d’acheter cette sorcière », demanda Hill en changeant de sujet.
– « Pas moi, mais M. l’Ambassadeur », répondit Otto en désignant Joël. « La famille Luoxi étant trop proche de la famille royale, si je faisais une offre la concernant, cela pourrait attirer l’attention. Par contre, personne ne s’étonnera que l’Ambassadeur de Graycastle veuille mettre une sorcière dans son lit. J’espère que vous parviendrez à l’emmener sur les terres de Sa Majesté Roland au moyen de la route commerciale que vous avez ouverte. Si vous la cachez au sein de la délégation, elle n’éveillera pas les soupçons. »
– « Mais nous avons suspendu la traite des esclaves », objecta Hill, « et nous ne savons pas quand cette entreprise pourra reprendre ses activités. »
– « Vous pourriez cacher la sorcière sur l’un de vos navires, parmi les marchandises. »
– « Pourquoi faites-vous cela ? »
Otto eut un moment d’hésitation :
– « À cause …d’une vieille amie », répondit-il. « Elle aussi est une sorcière. Je croyais qu’elle s’était tuée en tombant de la falaise, mais c’était avant que je la revoie dans la Région de l’Ouest du Royaume de Graycastle. Sa Majesté Roland Wimbledon m’a dit un jour que chaque sorcière étant précieuse, il était hors de questions qu’elles meurent suite aux calomnies et fausses accusations propagées par l’Église. Je voudrais aussi qu’elle ait des compagnes. »
– « Eh bien, en ce qui concerne cette affaire, il faut que je… »
Tandis que Joël cherchait des excuses pour refuser, Hill Fawkes saisit la main d’Otto :
– « Je vois », dit-il. « M. l’Ambassadeur va s’en charger. »