Son déjeuner terminé, Roland convoqua Barov dans sa chambre à coucher.
C’était la première fois que le Directeur de l’Hôtel de Ville entrait dans la chambre du Roi, aussi se montra-t-il particulièrement précautionneux. Cependant, il semblait très enthousiaste.
Devant son comportement, Roland ne put s’empêcher de repenser à une histoire dans laquelle une célébrité accourait pour recevoir ses sujets, les vêtements en désordre, ce qui avait considérablement touché les visiteurs. Son apparente paresse suscitait inopinément un fort sentiment de confiance de la part de Barov, ce qu’il n’avait pas cherché.
Il faut dire que le fonctionnaire masculin avait un avantage en matière de promotion de la loyauté. Le Roi pouvait bavarder avec lui toute une nuit à la lumière des bougies, partager son lit avec lui et ainsi de suite. S’il s’était agi d’Edith Kant, une telle attitude aurait suscité les ragots.
Roland sourit et mit de côté ces pensées distrayantes.
– « Combien de lettres avez-vous reçues depuis le moment où je me suis battu et ai sombré dans le coma dans la Région du Nord ? »
« Seize au total », répondit aussitôt Barov. « La plupart proviennent de seigneurs de différents domaines qui demandent des échanges commerciaux ou des visites, et deux lettres confidentielles de la Région de l’Est réclamant une négociation de paix. J’ai répondu à toutes selon votre demande. »
En effet, avant la guerre, lors d’une réunion du conseil, ils avaient conclu certains arrangements. Pendant que le Roi entrerait en guerre avec son armée, Barov gèrerait temporairement les affaires administratives de la Cité Sans Hiver et serait chargé de lire le courrier adressé à Sa Majesté. Les lettres présentant une importance particulière et auxquelles le Directeur n’était pas en mesure de répondre devaient être envoyées sur le front par pigeon voyageur.
– « Ils veulent seulement négocier la paix ? »
– « Oui… Ils se refusent à l’idée de céder leurs droits féodaux. Par ailleurs, ils vous conseillent de rester fidèle à la tradition et à l’honneur de la noblesse. »
– « Au printemps prochain, ces gens comprendront d’eux-mêmes quel est la meilleure décision à prendre », dit Roland en haussant les épaules. « Où sont les lettres qui m’étaient personnellement adressées ? Et d’où viennent-elles ? »
– « L’une provient de l’Association d’Astrologie de la Cité de l’Aurore et l’autre du Royaume de l’Aube », répondit Barov en lui remettant les deux documents. « Ces lettres, qui sont arrivées pendant la période où vous étiez inconscient, relatent de choses plutôt… étranges. »
– « Vraiment ? »
Roland déplia d’abord le parchemin orné d’un motif en forme de constellation.
La lettre avait été rédigé par l’Étoile Rayonnante. La première page était consacrée aux politesses et remerciements. En effet, les télescopes astronomiques que Roland avait envoyés à l’observatoire ayant été mis en service, Roland comprenait parfaitement qu’ils expriment leur gratitude. Cependant, le reste de la lettre le laissa un moment pantois.
« Ils auraient suivi l’Étoile de la Destruction ? »
« Une étoile rouge étincelante qui restait en permanence au même endroit ? »
La première chose qui vint à l’esprit de Roland était qu’il pouvait s’agir d’une orbite synchrone.
D’après son peu de connaissances en astronomie, seuls les objets voyageant sur une orbite synchrone pouvaient rester relativement stationnaires vis-à-vis de la planète.
« Si la Lune Sanglante apparaissait sur cette orbite, cela influencerait certainement la planète elle-même. Par ailleurs, l’observation a également montré qu’elle était extrêmement petite.
Serait-ce à dire que la Lune Sanglante n’est pas un corps céleste naturel mais un satellite artificiel ? »
Après avoir réfléchi un moment, Roland revint sur ses spéculations : « Si c’était un satellite, comment pourrait-il descendre sur la planète ? »
Ayesha affirmait, en effet, que lorsque la Lune Sanglante apparaissait, tout le continent pouvait la voir. Elle était plus grande et plus brillante que la lune et sa lumière écarlate teintait les murs de la Ville Sainte d’un rouge sang. Par une belle journée, on pouvait même distinguer ses contours.
« Cela n’a aucun sens », pensa-t-il.
Roland resta un moment silencieux et mit la lettre de côté :
– « Écrivez aux astrologues et demandez-leur de venir à la Cité Sans Hiver. »
– « N’oubliez pas que la dernière fois, ils ont refusé », répondit Barov, hésitant. « Je crains que cette fois… »
– « Les choses ont changé », coupa Roland. « Maintenant que l’Association d’Astrologie a trouvé l’étoile qu’elle cherchait depuis longtemps, ces gens se contenteront d’observer dans le ciel l’endroit où elle se trouve. » Il tapota la table : « Si vous leurs dites que la Cité Sans Hiver a conçu un télescope plus performant et que j’ai trouvé des livres anciens au sujet de l’Étoile de la Destruction, je suis certain qu’ils viendront. »
– « Sans doute. »
Il déplia la seconde feuille de papier, ou plutôt le “bout de papier” comme il avait coutume de l’appeler. Habituellement, un message délivré par un pigeon voyageur était toujours très concis.
« Le Roi de Dawn est mort. Son fils aîné Alban Misra vient de lui succéder sur le trône. »
« Il a ordonné l’élimination des croyants de l’Église, coupé la route commerciale vers la Cité Sainte et commencé la chasse aux sorcières. »
« En conséquence, une rébellion a éclaté à la frontière, qui a affecté notre caravane. »
« Il se peut que le plan d’origine soit temporairement suspendu. »
Roland ne put s’empêcher de froncer les sourcils. La confusion de Barov était tout à fait normale dans la mesure où celui-ci ignorait ce que l’Église avait fait au Royaume de l’Aube.
Après le retrait d’Isabella et des autres, il était fatal que, tôt ou tard, le Roi finisse par mourir faute de remède. Par contre, il ne s’attendait pas à ce qu’Alban déteste à ce point l’Église qu’il y implique également les sorcières.
Si la politique d’Alban concernant l’élimination des croyants semblait raisonnable, l’interdiction unilatérale du commerce, en revanche, coupait fondamentalement toute source d’enrichissements pour les Seigneurs frontaliers. À tous les coups, l’Eglise était l’instigatrice de cette rébellion. Par contre, la chasse aux sorcière allait totalement à l’encontre des intérêts de Roland.
Un ordre d’une telle impulsivité ne pouvait lui avoir été conseillé par les trois grandes familles. Seule explication possible : le nouveau Roi, aveuglé par la haine, cherchait à venger son père.
Roland, qui voyait dans le Royaume de l’Aube un allié potentiel, fut profondément déçu à la lecture de ce message.
– « Adressez une lettre diplomatique officielle à Alban », dit-il doucement. « Tout d’abord, vous le féliciterez pour son couronnement, puis vous l’avertirez de cesser sa chasse aux sorcières. Graycastle ayant établi une organisation officielle de sorcières, quiconque les traite en ennemies s’oppose au Royaume. »
– « Euh… Votre Majesté… » Barov essuya la sueur qui perlait à son front : « Êtes-vous certain de vouloir vous adresser à lui en ces termes ? »
– « Quelque chose vous tracasse ? »
– « Il risque de ne pas vous prendre au sérieux et penser que vous le menacez. »
Roland savait pertinemment que parfois, les vassaux des Seigneurs locaux eux-mêmes ne suivaient pas les ordres du Roi. Alors que dire des royaumes étrangers! Mais les temps avaient changé : si le royaume ne comprenait pas la diplomatie, il ne voyait pas d’inconvénient à la lui enseigner.
– « C’est une menace, en effet », répondit sèchement Roland. « Si Alban Misra persiste dans cette voie, l’an prochain, lorsque nous aurons conquis la Cité Sainte, je soutiendrai un nouveau Roi, un Roi plein de sagesse qui sera aux côtés de Graycastle lors de la Bataille de la Divine Volonté. Je pense en particulier à Andréa, de la Maison des Quinn, qui ferait une excellente Reine. »
Dans cette nouvelle ère, la diplomatie reposerait sur des armes à feu en acier. Tout ce qui n’aurait pas abouti à la table des négociations serait pris de force par l’armée. Il traiterait avec les autres royaumes, interviendrait dans leurs affaires internes, remplacerait les héritiers au trône, soutiendrait les oppositions et disposerait des troupes en faction sur leurs terres. C’était là des moyens couramment utilisés et Roland ne voulait pas que d’autres royaumes se dressent sur son chemin avant l’arrivée de la Lune Sanglante.
En ce sens, le noyau central de cette lettre diplomatique signifiait : « Vous ne direz pas que je ne vous ai pas prévenu. »
– « Je comprends », répondit Barov Mons, une lueur dans les yeux. Il était à la fois étonné, excité, et sincèrement impressionné.
Il s’inclina profondément et dit : « Je ferai part de votre volonté au Royaume de l’Aube. »