– « Dame Cléo, j’ai l’impression que Marge est épuisée », dit Vanille d’un air inquiet.
– « Attendons. »
Cléo leva la tête avec un air sinistre. Bien que sous terre, un rayon de lumière filtrait à travers le dôme. L’Armée du Châtiment Divin avançait le long des tranchées, envahissant peu à peu la position ennemie. Mais de toute évidence, leur progression était de plus en plus lente.
Ils ne pouvaient qu’attaquer de manière détournée dans la mesure où chaque point stratégique était lourdement gardé. Tandis qu’ils jetaient leurs lances, ils étaient systématiquement abattus par les armes à poudre. L’espace entre les tranchées était rempli de cadavres dont le sang bleu dégoulinant des fosses, rendait la marche difficile.
Même si les Guerriers du Châtiment Divin pouvaient parfaitement sauter par-dessus les enchevêtrements de barbelés, ils s’exposeraient à la puissance de tir ennemie. Partout, on pouvait voir des flammes, en particulier dans les tours situées derrière les lignes défensives qui flamboyaient, prêtes à tuer à tout moment.
Les Guerriers du Châtiment Divin n’iraient sans doute pas au-delà de la troisième tranchée.
Bon sang! Elle qui pensait s’être parfaitement préparée à cette journée n’aurait jamais cru qu’ils se trouveraient dans une telle impasse.
Elle avait même localisé la position précise de Roland Wimbledon.
La mission des messagers n’était rien d’autre qu’un prétexte pour rencontrer Roland, mais le fait qu’il ne les ait pas reçus n’avait aucune importance. La lettre révélait les secrets de l’Eglise et évoquait la Bataille de la Divine Volonté. Etant donné que personne ne pouvait prendre au sérieux une information aussi incroyable, il était préférable de signer cette lettre du nom du Pape : ce serait plus convaincant.
D’ailleurs, ce qu’elle avait écrit était vrai. Jamais Roland ne pourrait deviner ses véritables intentions, quand bien même il aurait avec lui des sorcières capables d’analyser son écriture.
Sur la lettre, elle avait déposé une poudre spéciale, un produit alchimique conçu par les experts de la Zone Secrète Centrale qui émettait une odeur indétectable par les gens ordinaires. À chaque fois qu’une personne touchait la lettre, l’odeur s’accumulait et s’infiltrait dans la peau. De ce fait, il était très difficile de s’en débarrasser, même avec de l’eau.
Cléo était fermement convaincue que la lettre serait remise à Roland car elle ne connaissait aucun dirigeant qui ne soit intéressé par ce genre de secrets. Comme il serait le seul à la lire, l’odeur serait plus forte chez Roland et même si elle ne l’avait jamais vu, Vanille pourrait facilement l’identifier.
Lorsqu’elle faisait appel à sa capacité, la sorcière avait le don de percevoir toutes sortes d’odeurs inimaginables. Elle prétendait qu’au bout d’un mois, les taches de sang sentaient encore légèrement et que lorsque les animaux étaient en rut, leur fourrure dégageait une odeur étrange.
En cet instant, Roland ne se trouvait plus qu’à mille pas.
Afin d’éviter que les sorcières de Graycastle ne décèlent la présence des Purifiées, Cléo s’était mise en frais et avait fait appel à l’Armée du Châtiment Divin afin de détourner l’attention des lignes défensives ennemies. Certaines Purifiées, dont l’importance était moindre, avaient même été sacrifiées pendant qu’elle, tel le mal agissant en coulisses, se cachait sous terre et évoluait entre les rochers au moyen de l’Arche Magique de Marge.
Voile Noir pouvait changer la donne et leur permettre de remporter la guerre.
Particulièrement appréciée de Sa Sainteté O’Brien, elle était l’une des trois Purifiées occupant le plus haut rang dans la Cité Sainte. Sa capacité était terrible pour les gens ordinaires qui n’avaient aucun moyen de se défendre. Lorsqu’elle était jeune, ceux qui la croisaient ressentaient une terreur inexplicable et son pouvoir s’était renforcé à l’âge adulte. Il suffisait de croiser ses yeux pour ressentir une peur indicible et prenante au point que les gens, devenus fous et paranoïaques, se suicidaient où s’en prenaient à leur entourage.
En même temps, la capacité dérivée de Voile Noir était également puissante. D’un seul regard, elle pouvait non seulement générer la peur mais également causer d’obscures hallucinations. Bien que sa capacité ne puisse toucher qu’une personne à la fois, en cas de difficulté, elle pouvait jouer un rôle essentiel, ce qui expliquait pourquoi l’Archevêque Tayfun n’avait pas remis en cause les ordres du Pape.
Cléo était convaincue que les troupes de Roland ne feraient pas le poids face à l’Œil de la Mort.
Tout semblait se dérouler selon ses plans, mais lorsque la guerre commença, la sorcière se rendit compte qu’elle avait fait de mauvais calculs.
Force lui fut de constater qu’elle avait grandement sous-estimé la puissance des armes à poudre.
Le chemin montagneux était enveloppé de flammes et d’une épaisse fumée. Avec l’aide de ses armes à poudre, Roland avait lancé une attaque à distance sur cinq kilomètres et avant même d’avoir atteint les lignes défensives, les troupes de l’Eglise furent durement touchées.
Elle tenta de changer brusquement de tactique et d’attaquer cette fois la position ennemie mais une fois de plus, l’Armée du Châtiment Divin se retrouva en difficulté.
D’apparence peu profondes, ces tranchées étaient beaucoup plus difficiles à prendre que d’imposants remparts. Les guerriers s’emparaient des tranchées transversales malgré les balles volantes, cependant, ils ne s’attendaient pas à ce que les ennemis, indifférents à la perte de la ligne de combat, se retirent en ordre, cédant place à l‘Armée du Châtiment Divin cruellement endommagée tout en continuant à les intercepter en comptant sur les canaux suivants. Durant ce laps de temps Cléo avait même aperçu une Extraordinaire.
Elle n’allait pas pouvoir utiliser l’Arche Magique de Marge jusqu’à sa cible dans la mesure où son pouvoir avait diminué conjointement à la capacité de combat de l’Armée du Châtiment Divin. Cependant, la situation actuelle était encore loin de ses attentes.
Isabella s’était aperçue que moins de la moitié des leurs ennemis portaient des Pierres du Châtiment Divin. Si elle voulait qu’un maximum de gens puissent voir Voile Noir, il fallait absolument qu’elle les rassemble. Les guerriers, pour le moment, s’avançaient vers la troisième tranchée et dans les autres, les ennemis étaient trop dispersés.
Une fois que Voile Noir serait exposée à l’ennemi, elle n’aurait qu’un temps limité pour exercer son pouvoir. Combien d’adversaires allaient pouvoir la remarquer en un si court laps de temps ? Avant même qu’ils ne prennent conscience de sa présence, elle risquait fort d’être abattue.
« Votre Sainteté, l’arche… est sur le point de se déchirer… », dit Marge d’une voix tremblante.
Elle était couverte de sueur. De toute évidence, l’utilisation excessive de son pouvoir magique était un lourd fardeau pour elle. Dans le même temps, le mur commençait à se fissurer et le dôme s’était assombri. Cléo comprit qu’elle devait prendre une décision.
Ou plutôt, elle n’avait plus le choix.
– « Remontez et faites ce qui était prévu! »
Marge reprit son souffle et commença à rapprocher l’Arche du sol. Une seconde plus tard, celle-ci creva la surface au moment même où son pouvoir magique se dissipait. Une odeur piquante de fumée et de sang ainsi que des rugissements lassants et continus emplissaient l’atmosphère environnante.
Voile Noir se retourna et regarda profondément Cléo avant de bondir de la fosse carrée créée par l’Arche. De toute évidence, c’était le dernier service qu’elle rendait à l’Eglise.
Soudain, contre toute attente, le champ de bataille devint silencieux, comme si une main géante et invisible serrait la gorge des soldats.
– « C’est Isabella! » dit Cléo. « Elle vient d’activer “Infini”! »
Quelques sons clairs retentirent, puis un bouquet de fleurs ensanglantées apparut sur le dos de Voile Noir qui s’effondra dans la fosse comme une feuille se détache d’un arbre.
Isabella serra les dents et prit le sceau dans ses mains.
La Pierre Magique d’un noir translucide s’assombrit aussitôt. On aurait dit qu’elle absorbait la lumière du soleil. Sous l’effet de l’”Infini”, une onde invisible, dont l’amplitude était inversement proportionnelle à celle de la Pierre du Châtiment Divin portée par Roland, s’étendit sur tout le champ de bataille et le trou noir formé par la Pierre du Châtiment Divin de qualité supérieure se volatilisa.
Presque en même temps, Cléo prit l’apparence d’un faisceau de lumière et, en une fraction de seconde, s’envola de la fosse et se dirigea vers le Roi de Graycastle qui se trouvait à mille pas de là.
Depuis le ciel, elle dominait tout le champ de bataille.
Des centaines de soldats, de gens ordinaires, étaient allongés dans les tranchées. La panique et la stupéfaction se lisaient sur leurs visages.
Tandis que l’Armée des Juges chargeait, l’Extraordinaire se déplaçait à une vitesse incroyable.
Soudain, tout sembla s’immobiliser jusqu’à ce que, de la tour, les flammes meurtrières réapparaissent. Sur le champ de bataille, les choses reprirent leur cours. Les hurlements, le bruit des combats et celui des explosions se mêlaient en un hymne saisissant.
Tandis qu’elle approchait de la plateforme, la sorcière aperçut le Prince aux cheveux gris et sentit sur elle le Sourire de Dieu.
Rossignol fut témoin de cet étrange phénomène. Dans son monde brumeux en noir et blanc, le pouvoir magique accompagnant le faisceau lumineux était extrêmement expressif : on aurait dit d’immenses et vagues cyclones surgissant derrière eux à une vitesse phénoménale.
Elle sut aussitôt qu’il s’agissait de la dernière attaque de la Purifiée, qui était aussi la plus dangereuse.
– « Protégez Sa Majesté! » Cria-t-elle!
Shavi étendit les mains et fit apparaître une barrière magique suffisamment grande pour couvrir toute la plate-forme.
Andrea convoqua son Arc Magique et se mit à décrocher en direction du rayon des flèches de lumière aussi brillantes que le soleil.
Rossignol agrippa Roland qui n’était plus sous la protection de la Pierre du Châtiment Divin dans l’intention de le mettre à l’abris, consciente que le rayon de lumière le visait personnellement.
Mais il était beaucoup trop rapide.
En un clin d’œil, le rayon passa à travers les flèches de lumière, traversa la barrière magique pour rattraper Roland et Rossignol dont la brume n’avait pas été en mesure de l’empêcher de les localiser.
Sans hésiter, Rossignol repoussa Roland et se jeta droit dans le rayon de lumière.
Mais en vain.
Tout se passa en une fraction de seconde : le rayon de lumière traversa son corps et pénétra dans celui de Roland.
– « Non!!! » Cria Rossignol, le cœur brisé.
Les yeux écarquillés, Roland se mit à trembler et s’effondra faiblement.