En entendant le récit de Livia, Roland ne put s’empêcher de soupirer, en proie à des sentiments mitigés.
Son histoire était plutôt simple. Lorsque Gérald Wimbledon était commandant des gardes-frontières, il avait coutume de se rendre chaque année à la Crête du Vent Glacé durant les Mois des Démons afin d’aider l’Eglise à lutter contre les bêtes démoniaques. Au cours de l’un de ses séjours, il avait rencontré une jeune serveuse dans une taverne et était tombé amoureux d’elle.
Étant donné le statut de Livia, Gérald ne pouvait ni l’épouser, ni rendre publique leur relation. Finalement, il avait acheté en secret une résidence dans la ville pour en faire leur nid d’amour. Ce récit ne permettait pas à Roland de juger de la sincérité de cet amour, cependant, mais il savait de par les souvenirs de l’ancien quatrième Prince que Gérald avait en effet refusé le mariage avec des aristocrates et n’avait aucune maîtresse à la Cité du Roi. Comme c’était assez étonnant pour un prince adulte, une rumeur dans les souvenirs du Prince prétendait que Gérald était homosexuel.
Le contenu de la lettre cryptée présentée par Livia était encore plus incroyable. Selon la serveuse, Gérald avait décidé de faire d’elle sa reine. Il ne s’était pas contenté de le promettre verbalement, il l’avait même écrit. Si cette preuve avait été divulguée, le roi Wimbledon III aurait fait passer un très mauvais quart d’heure à son fils.
Pour Livia, le bonheur fut de courte durée. Sitôt que la Région du Nord apprit que Gérald avait été condamné à mort par Timothy, sa vie paisible prit fin et ne fut plus que misères. Les gardes laissés par Gérald l’abandonnèrent sans préavis et sa maison fut cambriolée. N’ayant aucune source de revenus, elle fut contrainte de retourner travailler à la taverne.
Mais ses malheurs n’étaient pas terminés. Le propriétaire de la taverne, qui lui gardait rancune pour être partie précipitamment, se mit à la tripoter de temps à autres et finit même par la contraindre à coucher avec lui.
En résumé, les six derniers mois de la vie de Livia furent terribles. La femme du propriétaire, qui n’osait pas se plaindre à son mari, passait toute sa colère sur la jeune femme. La plupart du temps, le patron fermait les yeux et à d’autres moments, il se joignait à son épouse pour malmener et humilier Livia.
Roland ne lui reprocherait jamais de n’avoir pas été assez forte mentalement. En tant que femme du peuple sans défense, elle avait dû faire face au plus grand défi qui soit : survivre. Aussi n’était-il pas surprenant qu’elle se soit soumise à ces injustes traitements. Quant à la disparition des gardes et au cambriolage qui avait suivi, Roland était persuadé que ce n’était pas une coïncidence. Étant donné que le voleur avait réussi à pénétrer chez elle au moment précis où elle s’était absentée et n’avait guère eu de peine à repérer l’endroit où elle cachait son argent, il ne pouvait s’agir que d’une personne qui connaissait les lieux.
– « Que puis-je faire pour vous ? » Demanda-t-il à Livia.
S’il avait décidé de l’aider, ce n’était pas à cause de Gérald qu’il n’avait jamais rencontré et qui, d’après les souvenirs de l’ancien Prince, ne semblait guère être un allié, mais pour elle-même. Cette femme remarquable avait enduré avec patience tous les malheurs possibles et n’attendait qu’une chose : être sauvée.
Par ailleurs, dans la situation où était Roland, l’aider ne lui demanderait guère d’efforts.
Contrairement à ce que certains auraient pu penser, il ne convoitait pas la femme de son frère aîné.
Il avait juré!
– « Je voudrais quitter la taverne… Votre Majesté, pourriez-vous me trouver un nouvel emploi ? » Murmura Livia.
– « Êtes-vous certaine de vouloir rester dans la Région du Nord ? Si le propriétaire de la taverne en a après vous, il ne vous laissera certainement pas partir aussi facilement. Si vous le désirez, vous pouvez prendre le bateau et vous rendre dans la Région de l’Ouest. Vous y trouverez un emploi, de la nourriture et même un logement », répondit Roland en écartant les mains.
En effet, il ne voulait pas salir son image en s’impliquant dans un conflit civil comme celui-ci.
Après un bref moment d’hésitation, Livia répondit d’une voix encore plus basse :
– « Votre Majesté… Je voudrais rester ici. »
– « À mon avis, elle a peur de vous », murmura Rossignol à l’oreille de Roland. « C’est une femme du peuple et elle est au moins moitié aussi belle qu’Edith. Il est donc logique que le propriétaire de la taverne lorgne sur elle. »
– « Baliverne », répondit Roland à Rossignol sans toutefois proférer un son. Après une discussion basée sur le langage des lèvres, il adressa un signe de tête à Livia : « D’accord, je vais dire au Duc Calvin de vous emmener à la Cité de la Nuit Éternelle. Pour ce soir, il se fait tard : Sean vous trouvera une auberge où passer la nuit. »
À nouveau, elle tomba à genoux :
– « Je n’oublierai jamais votre bonté, Votre Majesté, Mais… je dois absolument y retourner ce soir. »
« C’est à vous de décider », répondit Roland, le sourcil levé. Puis, se tournant vers Sean, il ordonna : « Veuillez raccompagner cette dame. »
Livia était à la porte lorsque soudain, il demanda :
– « À propos, avez-vous… un enfant de Gérald ? »
Surprise, elle mit un moment avant de répondre :
– « je suis désolée, Votre Majesté… je n’ai pas eu d’enfant susceptible d’assurer la continuité de son nom de famille. »
A peine fut elle partit avec le garde que Rossignol sortit de la brume :
– « Sa dernière réponse était un mensonge. »
– « je sais », fit Roland avec une moue. « Elle n’est pas douée pour mentir, ce qui explique pourquoi elle a été forcée de céder au propriétaire de la taverne. »
– « À cause de l’enfant ? »
– « Son patron, qui savait certainement qu’elle avait été emmenée par le Prince Gérald Wimbledon, n’ignorait pas ce qui arriverait à l’enfant si Timothy venait à découvrir la vérité. C’est probablement pour protéger l’enfant qu’elle avait eu avec Gérald que cette femme a été contrainte de faire la volonté de son employeur. »
– « Voulez-vous que je me renseigne ? » Demanda Rossignol.
Roland la fixa longuement et peu à peu, un sourire qui en disait long se dessina sur son visage : – « Craindriez-vous que j’envisage d’enterrer ce secret pour toujours, comme Timothy l’aurait fait ? …Détendez-vous, jamais je ne ferai le moindre mal à des innocents. La famille du Duc Ryan elle-même est en résidence surveillée à la Cité Sans Hiver. »
Un souverain féodal n’aurait épargné aucun membre de la famille de son ennemi, mais Roland détestait cette idée de punition collective. Il avait d’autant moins l’intention d’éliminer l’enfant naturel d’une femme du peuple qui, de toute évidence, ne représentait pas une menace pour son trône.
– « Quels que soient vos ordres, je les exécuterai », dit doucement Rossignol.
– « Je vois… Dans ce cas… je vous ordonne de me faire immédiatement un massage », répondit Roland en lui prenant la main et en la posant sur son épaule.
Livia retourna dans sa cabane de bois qui avait été construite pour les immigrants. Au bruit de ses pas, le bébé qui dormait s’éveilla et se mit à pleurer.
Aussitôt, la femme du propriétaire de la taverne qui couchait dans la pièce voisine se mit à crier :
– « Bon sang, faites-le taire, sinon je le jette dans les toilettes et je l’envoie dans la Rivière Silencieuse ! »
– « Je suis désolée. Je m’en vais le calmer. »
Oubliant la fraîcheur des nuits de Deepvalley, Livia enleva précipitamment sa robe maculée de terre et prit le bébé dans ses bras. Instinctivement, celui-ci se pressa contre elle et trouva habilement son mamelon.
Soulagée, la jeune femme soupira.
Elle avait de la chance car le propriétaire de la taverne n’était pas encore revenu.
Depuis leur départ de la Crête du Vent Glacé, il était de plus en plus colérique. Il passait la plupart de son temps dans les tavernes locales, les maisons de jeu et la touchait rarement. C’est ainsi que Livia avait eu la chance de pouvoir sortir de la cabane à la nuit tombée pour aller demander de l’aide au jeune frère de Gérald.
Elle n’osait pas dire à Roland qu’elle avait eu un enfant avec Gérald, pas plus qu’elle ne pouvait accepter sa proposition de partir dans la Région de l’Ouest sur laquelle le Roi avait tout contrôle. La jeune femme craignait que Sa Majesté ne veuille pas de cet enfant et si cela se produisait, elle ne serait plus en mesure de le protéger.
Livia caressa doucement la tête du bébé. À la faible lueur du clair de lune, elle pouvait voir des cheveux gris, caractéristique de la famille Wimbledon.
Quel dommage que Gérald n’ait pas eu la chance de voir son propre enfant. Avant de recevoir sa lettre, elle ne savait pas qu’elle portait l’enfant du Prince.
Une fois nourri, le bébé, tout joyeux, se mit à babiller avant de se rendormir.
Livia se pencha et l’embrassa sur le front.
Quel qu’en soit le prix, elle l’élèverait seule.