Silencieuse, Ivy écouta Tilly lui raconter toute l’histoire de la fondation de l’Association du Croc Sanguinaire ainsi que la véritable intention de Heidi Morgan. Lorsqu’elle apprit que Céleste avait livré Annie à la noblesse, son cœur se serra.
– « Où est Heidi à présent ? »
– « Elle a eu la punition qu’elle méritait », répondit Cendres qui se tenait derrière Tilly. « Quant à Céleste, étant donné qu’elle a tenté de résister durant l’arrestation, elle a suivi le même chemin. »
– « Oh… merci! » Dit doucement Ivy.
Instinctivement, la jeune fille desserra les poings. Elle se sentait soudain perdue.
Bien que les coupables aient été punis comme il se devait, elle ne parvenait pas à se détendre. Maintenant que justice avait été rendue, la jeune sorcière n’avait plus d’objectif. De plus, étant donné qu’elle était la seule personne impliquée à n’avoir pas été punie, elle se sentait encore plus coupable.
– « J’espère que vous pourrez aider l’Île Dormante à revenir sur la bonne voie », dit Tilly après un moment de silence. « Il ne faut pas impliquer ni rejeter les autres membres de l’Association du Croc Sanguinaire qui, tout comme vous, ont été trompés et piégés par Heidi. De la même manière que les sorcières de combat avaient tort de tyranniser les auxiliaires, il ne serait pas juste de leur rendre la pareille. »
Ivy n’hésita pas longtemps. Hochant la tête, elle répondit :
– « Je suis prête à vous aider, Dame Tilly. »
La Princesse, qui ne s’attendait pas à ce qu’Ivy réponde si vite, parut un peu surprise.
– « C’est formidable », dit-elle.
– « Que devrai-je faire ? »
– « Raconter aux autres membres de l’Association du Croc Sanguinaire votre histoire avec Annie. De mon côté, je ferai connaître à tout le monde les crimes de Heidi », répondit Tilly. « Lorsque l’Église aura été complètement éradiquée, j’enverrai des gens à Wolfheart pour retrouver les sorcières emprisonnées par les nobles et si elles sont encore en vie, Roland les sauvera. »
– « Je vois », répondit Ivy, déterminée à faire tout son possible pour alléger sa faute.
– « Vous allez bien ? » Demanda brusquement la Princesse.
Elle se pencha et frotta les joues de la jeune fille qui, aussitôt, sentit une vague de chaleur envahir son visage.
– « Je vais bien », répondit-elle en clignant des yeux. « Je suis juste un peu fatiguée. »
Tilly la contempla un moment, silencieuse.
– « Ne vous tracassez pas trop », dit-elle. « Il faut vous reposer. »
Ivy attendit que les pas des deux sorcières ne soient plus audibles pour s’allonger sur son lit.
Les larmes ne venaient pas.
« C’est simplement ainsi que mon corps réagit », se dit-elle.
Ce n’était ni du chagrin, ni de la lâcheté. Annie lui manquait, tout simplement.
Un flot de larmes inonda son visage.
Roland était assis devant son bureau occupé à lire les rapports statistiques d’évacuation de l’État-Major. Depuis longtemps, il n’avait plus l’habitude de lire à la lueur des bougies. Lui qui pensait avoir modernisé la civilisation se retrouvait à la case départ à Deepvalley.
Il n’y avait pas de douches, pas de savon parfumé, pas de lampes électriques… cet endroit ne valait guère mieux que Border Town à son arrivée. L’industrialisation venait à peine de naître dans la Région de l’Ouest et il avait encore un long chemin à parcourir avant de voir des cheminées et les chaudières partout dans le royaume.
Roland reposa le rapport. Il allait se frotter les yeux lorsque de douces mains invisibles se posèrent sur son front et le massèrent lentement.
– « Merci », dit-il en se replongeant dans ses rapports.
En l’absence de Barov, Sir Eltek remplissait très bien son rôle d’assistant administratif. Le vieux chevalier, qui excellait dans le calcul des statistiques et la préparation des rapports, était presque aussi compétent que le personnel de l’Hôtel de Ville qui lui, avait reçu une formation spécialisée.
– « Combien de personnes ici sont prêtes à migrer dans la Région de l’Ouest ? »
– « Au moins soixante-dix pourcents Votre Majesté », répondit Eltek. « La Crête du Vent Glacé n’est pas vraiment un endroit où il fait bon vivre. J’ai interrogé le Duc à ce sujet et il m’a dit que si ce n’était la nécessité de surveiller l’Église, il n’y aurait même pas de ville à cet endroit. Les trente autres pourcents sont, pour la plupart, des gens qui possèdent des terres agricoles ou des entreprises dans la Région du Nord. »
– « Très bien. Vous pouvez à présent mettre à exécution le plan. Dans la mesure du possible, ne laissez pas les bateaux partir à vide. Faites en sorte qu’ils transportent des passagers à chaque trajet afin qu’un maximum de gens puissent se rendre au plus vite dans la Région de l’Ouest. »
– « Mais, et le Duc Calvin… »
– « Je lui expliquerai. » Roland but une gorgée de thé : « Lorsque la guerre sera terminée, que nous l’ayons gagnée ou perdue, il ne sera plus nécessaire que les gens restent à la Crête du Vent Glacé… »
– « Qu’est-ce qui ne va pas, Votre Majesté ? » Demanda Sir Eltek.
En effet, Rossignol avait doucement couvert la bouche de Roland après qu’il ait fait allusion à un éventuel échec.
– « Non, rien », répondit-il. « Faites ce que je vous dis et tout se passera bien. »
– « Bien votre Majesté. »
Eltek s’apprêtait à partir lorsque Sean, un garde personnel du Roi, entra dans la pièce.
– « Votre Majesté, il y a une femme dehors qui désire vous voir. Les gardes l’ont arrêtée mais elle est tombée à genoux et a juré de ne pas partir avant de vous avoir vu. »
– « À cette heure ? »
Instinctivement, il jeta un coup d’œil par la fenêtre. La ville entière était plongée dans une nuit paisible.
– « Oui, il semblerait qu’elle ait délibérément choisi ce moment. Je l’ai déjà vue deux fois dans les environs du château durant la journée et… » Sean s’interrompit, hésitant : « Elle prétend être Mme Wimbledon. »
À ces mots, Roland faillit s’étrangler :
– « C’est impossible! »
Pour autant qu’il sache, le quatrième Prince n’était encore jamais venu dans la Région du Nord. Quelle était cette épouse sortie de nulle part ? Il réfléchit un moment et décida de la recevoir, ne serait-ce que pour dissiper les doutes de Rossignol. Par ailleurs, cela l’intriguait. S’il agissait d’une aristocrate, il comprendrait qu’elle poursuive un rêve romantique inaccessible, cependant, si c’était une femme du peuple, ce ne serait ni plus ni moins qu’un grave délit.
Lorsque la femme entra dans son bureau, Roland fut impressionné.
Elle n’était pas particulièrement remarquable, cependant, ses traits avaient un charme très spécial. Petite et mince, il émanait d’elle une inexplicable sensation de stabilité et de douceur. Quoiqu’elle ne fût pas très grande, cette femme avait tout d’une femme au foyer particulièrement efficace. La boue qui maculait sa longue robe soulignait encore davantage ce mélange de féminité et de force.
– « Votre Majesté », dit la femme en exécutant une révérence, « Veuillez accepter les hommages de Livia, de la Crête du Vent Glacé. »
– « Puis-je savoir pourquoi vous vous faites appeler Mme Wimbledon ? » Demanda Roland du tac au tac. « Mon garde vient de me dire que vous aviez volontairement attendu qu’il fasse nuit pour vous présenter au château. Avez-vous conscience de ce que le fait d’abuser les gens en faisant usage de mon nom implique ? »
– « Pardonnez-moi, Votre Majesté, si je n’avais pas agi ainsi, vous ne m’auriez même pas regardée », répondit-elle en se mordant la lèvre. « Je ne suis pas réellement l’épouse de votre frère aîné, mais nous étions amoureux l’un de l’autre. »
Comme il s’y attendait, cette femme était une usurpatrice.
« Un instant… » se dit soudain Roland. « A-t-elle parlé de mon frère aîné ? »
– « Faites-vous allusion à Timothy ? »
Elle secoua la tête.
– « Gérald ? »
Livia rougit et tomba aussitôt à genoux.
– « Je sais que Gérald avait des desseins sur le trône, mais à présent, il est mort… Votre Majesté, pourriez-vous m’aider en son nom ? Je vous en prie! »